En 2001, Jean-Loup Lemaitre a fait définitivement justice de
la confusion, malencontreusement créée et longtemps entretenue par les
Bollandistes, entre le dossier littéraire de saint Majan et celui de saint Méen :
ces deux personnages n’ont en commun que leur caractéristique de sauroctone,
qu’au demeurant ils partagent avec de nombreux autres saints, et les deux
hagionymes s’avèrent irréductibles l’un à l’autre. Dès 1978, Patrick J. Geary avait
proposé d’abaisser d’un siècle par rapport à la date revendiquée par
l’hagiographe, le terminus a quo de
l’époque de la composition de l’histoire supposée de la translation des
reliques du saint de Lombez (Gers) à Villemagne-L’Argentière (Hérault) [BHL
5946], soit vers la fin du Xe, voire le début du XIe siècle.
Cette datation a été reprise par François Dolbeau, qui l’a étendue à la vita
de Majan [BHL 5945] dans l’édition que ce chercheur a récemment donnée de ces
deux textes, d’après des copies du mauriste Claude Estiennot :
pour la première fois, l’ensemble du dossier hagiographique, dont les auteurs
de l’Histoire du Languedoc n’avaient
produit en leur temps que des extraits, principalement du texte de la translatio,
est ainsi mis à la disposition des chercheurs ;
du reste, les manuscrits qui contiennent les copies faites par dom Estiennot et
son collaborateur anonyme,
ont été numérisés par la Bibliothèque nationale de France,
permettant ainsi de se reporter aux textes concernés,
démarche que nous avons évidemment privilégiée.
Enfin, de manière quasi-simultanée, des travaux d’archéologie à
Villemagne-L’Argentière
et à Roujan sont
venus apporter des éclairages parfois décisifs sur ce dossier.
En revanche, malgré ce que pourrait laisser croire l’optimisme de certains
chercheurs,
l’historicité du saint continue de nous échapper complètement et
« les traits les plus intéressants du récit » de la vita, que souligne François Dolbeau, notamment
« l’itinéraire supposé de Majan : d’Antioche au Val de Save, via Rome
et Compostelle », reflètent peut-être une réalité moins exotique : nous
suggérons que le toponyme « Antioche », dont l’origine reste en
l’occurrence obscure, puisse en effet désigner dans la vita de Majan, comme dans celle de Papoul, un assez vaste canton
forestier du sud-est du Lauragais, situé à une centaine de kilomètres de Lombez
et qui, sous le nom Antiocha, était
déjà érigé en paroisse avant 1310 ;
à moins qu’il ne faille orienter les recherches vers le toponyme Antioque que
l’on trouve à la fois dans la commune de Bruch (Lot-et-Garonne) et dans celle de
Rieumes (Haute-Garonne), respectivement à une centaine et à une vingtaine de
kilomètres de Lombez. En tout état de cause, si l’origine biterroise de la vita de Majan était confirmée, la confusion
avec Antioche de Syrie, où Pierre est réputé avoir établi le premier siège de
la Chrétienté, pourrait s’expliquer, comme le conjecture François Dolbeau, par
l’influence de la vita d’Aphrodise,
évêque de Béziers, texte que ce chercheur propose de dater de la première moitié du XIe
siècle
et qui présente son héros comme ayant suivi à Antioche l’enseignement du prince
des apôtres.
*
Le renouvellement de la problématique du dossier
hagiographique de Majan n’a pas encore intégré son éventuelle dimension
bretonne : un personnage homonyme a pourtant fait l’objet en Bretagne d’un
culte modeste mais indiscutable, dont témoigne le sanctuaire de Loc-Majan, dans
la commune finistérienne de Plouguin.
De plus, ce Majan, dont le nom est entré en composition de différents toponymes
situés dans les parages de ce sanctuaire,
– ce qui atteste de la vigueur de son culte ou de la popularité de ce nom, comme
on le voit d’ailleurs par un témoignage ancien, incontestablement d’origine bretonne
et précisément daté,
– joue un rôle secondaire, mais non négligeable, dans deux textes
hagiographiques du Moyen Âge central : d’une part, l’ouvrage composite consacré à Hervé
(Hoarvé) [BHL 3859-3860] ;
d’autre part les fragments de la vita Goeznovei
[BHL 3608-3609], de la toute fin du XIIe siècle[20]. Cette vita constitue le premier témoignage sur
le sanctuaire de Loc-Majan, localisé avec précision ;
le saint est présenté comme le frère de Goëznou, généalogie complétée avec les
noms de Tudone, leur sœur, et de Tudoël, leur père.
On peut, semble-t-il, en s’appuyant notamment sur les différentes
étymologies proposées,
exclure d’emblée la possibilité que ces deux Majan correspondent à un seul
personnage. A l’inverse, la circulation des reliques d’un même saint n’aurait-elle pas été favorisée par la
stricte homonymie, bien attestée dans la documentation, des porteurs de ce nom ?
Cette conjecture débouche sur l’alternative suivante :
- Soit donc un saint
originellement honoré en Bretagne, dont les reliques, emportées lors de l’exode
général des corps saints qui a suivi la déferlante scandinave sur la
péninsule, auraient alors suivi un itinéraire inédit vers le sud de la France :
s’agissant du lieu-dit Lanvagen, toponyme vraisemblablement ancien, comme on
l’a dit,
où la présence de reliques de Majan est possible, sa proximité avec l’abbaye de
Landévennec, détruite et abandonnée par les moines en 913, pourrait expliquer le
départ de ces reliques en l’inscrivant dans le prolongement de ces
événements tragiques ; mais l’on connaît assez bien les chemins de l’exil
empruntés par les moines de Landévennec, qui s’orientent avant tout vers le
nord de la France, à destination de Montreuil-sur-Mer,
et peut-être également vers Château-du-Loir et Déols,
mais pas en direction du sud.
- Ou bien, au contraire, un saint
initialement honoré en Vasconie, à Lombez, dont les reliques auraient
prétendument été captées non seulement par les moines de Saint-Thibéry ou bien
par ceux de Villemagne, – peut-être encouragés par le culte dont un troisième personnage
du nom de Majan faisait sans doute déjà l’objet à Roujan,
– mais aussi, au moins pour une partie d’entre elles, par des pèlerins bretons : au « tropisme
trégorois » dont nous avons parlé,
attesté au tout début du Xe siècle, serait ainsi venu s’ajouter un « tropisme
léonard », singulièrement en ce qui concerne le Bas-Léon, postérieur au
« retour » sur place de reliques, dont l’origine bretonne n’était
rien moins que certaine. Quant à Loc-Majan, à l’instar des autres toponymes
composés du terme breton loc (lat. locus) et du nom d’un saint, il s’agit
d’« une formation dont on peut situer
l’apparition entre le XIe et le XIIIe siècle, sans que
l’on puisse nécessairement préjuger de l’absence d’un culte antérieur rendu au
saint éponyme ».
Il s’avère évidemment très difficile, pour ne pas dire
impossible, d’apporter des arguments en faveur de l’une ou de l’autre de ces
hypothèses au carré ; en revanche, l’hypothèse primaire qui leur a donné
naissance, et qui préconise l’existence de points de contact autour de Majan entre
Bretons, Vascons et populations du Languedoc, n’est pas aussi gratuite qu’il ne
paraît de prime abord : ainsi, dans sa vita,
la présentation du saint comme « originaire d’un pays
transmarin » (transmarinae patriae
oriundus) fait effectivement penser au récit de l’hagiographe de Goëznou, qui
montre la famille de ce dernier se transportant de la grande Bretagne en la
petite ; mais l’indice, mis en avant récemment,
s’avère bien mince, d’autant que l’auteur de la vita de Majan fait probablement référence au voyage
transméditerranéen de son héros depuis Antioche de Syrie. Par ailleurs, au-delà
de véritables emprunts littéraires, il est manifeste que l’écrivain a puisé
dans quelque « formulaire hagiographique » en usage durant le Moyen
Âge central, pour dresser de Majan un portrait qui, conséquemment, ressemble à
ceux de nombreux autres « saints de papier » de cette époque : un
relevé de ces similitudes pourrait s’avérer utile pour mesurer la popularité de
tels « formulaires » ; mais la stéréotypie des formules ne
permettra que difficilement de leur attribuer une origine certaine. En fait, c’est
à un élément de nature onomastique, emprunté au récit de la translation des
reliques de Majan, que nous allons nous attacher, car il paraît susceptible d’apporter
un éclairage assez vif sur notre conjecture initiale.
*
Le narrateur de la translatio,
par une sorte d’ « effet de vrai » qui peut-être témoigne de
l’existence de sources connues seulement de lui, indique à ses lecteurs les
noms, Centullus et Sulinus, des deux moines de l’abbaye de
*Cognes (futur Villemagne), auteurs de l’enlèvement supposé des reliques de
Majan à Lombez : si, comme le rappelle François Dolbeau, Centullus « est un nom dynastique
dans les familles souveraines de Gascogne et des régions voisines », Sulinus, pour lequel l’une des copies
donne la variante Subanis,
« doit être corrompu » car, souligne ce chercheur, le nom en question
est absent de la précieuse nomenclature dressée par Marie-Thérèse Morlet.
En fait, le moine Sulinus portait un
hagionyme que l’on trouve mentionné, tout à la fois dans les sources
hagiographiques, liturgiques et diplomatiques bretonnes, depuis le Xe
jusqu’au XVIe siècle, en concurrence
permanente avec les formes Suliavus
et Sulianus, lesquelles sont
manifestement à l’origine de la variante Subanis.
A noter cependant que Suliavus (Suliau ou Suliac) doit être distingué de Sulianus (Sulian ou Sulien), avec lequel
il est souvent confondu et qui, lui-même, s’est vu parfois substituer par
Julien :
une certaine homophonie a donc toujours favorisé le rapprochement entre ces
différents noms de saints.
Naturellement, porter un hagionyme « breton » ne
fait pas de son porteur un indigena,
en particulier s’il s’agit d’un nom en vogue, ce qui, au demeurant, ne fut
jamais le cas de Sulin, Suliau ou Sulien ; mais cela constitue un indice à
prendre en compte dans le cas d’un dossier hagiographique dont la dimension bretonne
est incontestable, d’autant qu’à l’instar du culte local de Majan, celui de
Sulien paraît avoir revêtu une certaine importance dans le diocèse de Léon, en
particulier en Bas-Léon : « de fait », écrit Bernard Tanguy,
« Lossulien, importante seigneurie de la paroisse de Guipavas, lieu situé
aujourd’hui sur la commune du Relecq-Kerhuon, est un ancien *Lok-Sulien (…). Sans compter que le
culte de saint Sulien a pu être recouvert par celui de saint Julien, comme à
Lannilis ou au Bourg-Blanc, où les villages de Saint-Julien sont dits en breton
Sanzulien, il semble bien qu’il a été
très tôt en honneur dans l’importante paroisse de Sizun, avant de s’y voir
remplacé par celui [de] saint Suliau ».
Or, les villages de Sanzulien, à
Lannilis et à Bourg-Blanc, sont situés respectivement à environ sept et quinze
kilomètres de Loc-Majan ; Lossulien, à quelques huit kilomètres du bourg
de Gouesnou et à moins de sept du lieu-dit Saint(e)-Tudon(e), à Guipavas, est
pour sa part distant d’une trentaine de kilomètres de Sizun. On constate ainsi
que le culte de ce saint s’inscrit sans difficulté dans le périmètre
circonscrit par l’auteur de la vita Goeznovei :
il n’y a donc rien d’invraisemblable à ce que l’hagionyme Sulien, ou Suliau, ou
Sulin, ait été porté par un personnage originaire de ces parages, rien
d’improbable à ce que le personnage en question ait été un moine et rien
d’impossible à ce que ce moine ait témoigné d’une dévotion particulière à
l’endroit de Majan.
La Bretagne a connu au Moyen Âge central un mouvement de
collecte des reliques de saints, qui débute à partir des années 1050 et culmine
entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle : il
s’agissait d’une part de « rapatrier » celles qui, dispersées à la
suite des incursions scandinaves comme nous l’avons rappelé, étaient depuis
conservées dans de nombreux sanctuaires extérieurs au duché, en France et en
Angleterre principalement ; d’autre
part, d’enrichir de reliques nouvelles les trésors des églises bretonnes. Dans
ce contexte, s’esquisse le profil de prélats, dont l’action s’est répercutée
sur les destinées de différentes reliques : un exemple est fourni par un
texte intitulé Descriptio reliquiarum et
notabilis recommandatio ecclesiae Venetensis, qui signale à notre attention
l’évêque de Vannes Guethenoc (1183-1220), manifestement atteint d’une sorte de
« collectionnite ».
Dans le diocèse de Léon, le témoignage de l’hagiographe de Goëznou nous fait
connaître l’activité de l’évêque Eudon dans ce domaine : le prélat avait ainsi
obtenu, vers la fin du XIIe siècle, des « portioncules » de
reliques de Paul Aurélien, le fondateur supposé du siège épiscopal, ainsi qu’un
fragment de l’occiput de l’apôtre Mathieu, en provenance de Salerne, dont la
réception à l’abbaye de Fine-Terre est rappelée quelques années plus tard, en
1206, par Hervé de Léon, qui avait assisté à cet événement.
Pour autant, souligne l’hagiographe, les reliques de Majan, à l’instar de
celles de nombreux autres saints bretons, étaient toujours conservées à son
époque « dans des églises étrangères » : s’il indique plusieurs
localisations, s’agissant par exemple des reliques de Paul Aurélien à Fleury (=
Saint-Benoît-sur-Loire), de Mélar à Meaux, de Guénolé à Déols, de Goulven à Rennes,
de Tugdual à Chartres, de Patern et Samson à Orléans, ainsi que de Magloire à
Paris, il n’en dit mot s’agissant de celles de Hervé, Conogan et Majan ;
mais rien ne s’oppose dans le cas de ce dernier à ce que l’hagiographe connût
une localisation dans le sud de la France, trop vague cependant, ou trop
discutée, pour mentionner un sanctuaire précis.
*
Notre hypothèse initiale pourrait dès lors être reformulée de
la façon suivante : la circulation des reliques de Majan doit être étendue
à la Bretagne ; un moine, dont le nom de Sulinus est l’indice qu’il pouvait être originaire du Bas-Léon, dans
un secteur où Majan était particulièrement honoré, les auraient enlevées d’un
sanctuaire local, ou bien de celui de Crozon, à proximité de Landévennec, pour
des motifs inconnus, sinon la marque d’une dévotion particulière, à une époque
indéterminée, peut-être celle des incursions scandinaves ; cet enlèvement pourrait
ainsi avoir été à l’origine de la présence
de reliques de Majan à l’abbaye de Villemagne. Le récit, composé au début du XIe
siècle, de leur translatio en
provenance supposée du sanctuaire de Lombez vise à restreindre la circulation
de ces reliques au sud de la France, pour donner une forme de cohérence au
culte régional du saint, écartelé entre différentes traditions, l’une d’origine
vasconne, les autres connues en Languedoc. La vita de Majan, quant à elle, sans doute un peu plus tardive,
cherche à renforcer la stature d’un saint local, présenté désormais comme
originaire d’Antioche de Syrie, dont l’établissement à Lombez aurait été
précédé d’une étape à Rome, puis d’une autre à Compostelle. A la fin du XIIe
siècle, en Bretagne, l’hagiographe de Goëznou évoque la dispersion des reliques
de plusieurs saints bretons, parmi lesquelles celles de Majan :
malheureusement, il n’indique pas pour celles-ci de localisation précise, ce
qui prive notre hypothèse d’un argument péremptoire, sans néanmoins l’infirmer.
André-Yves Bourgès