"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

31 août 2016

Quelques réflexions à propos de la Vallée des saints (Carnoët, Côtes d’Armor)



La « machine à fabriquer du mythe » dans le domaine de l’hagiodulie bretonne tourne désormais à plein régime : en dépit du nom de « vallée » par lequel on désigne son emplacement, on sait que cette « machine » a été installée par ses promoteurs sur les hauteurs du village de Quénéquillec, au nom évocateur (kenec’h, crec’h, « colline »),  autour de l’ancienne motte féodale de Tossen sant Veltas (« butte de saint Gildas »), sur le territoire de la commune de Carnoët ; et que sa production la plus visible et la plus tangible consiste dans les statues monumentales de saints érigées sur place à l’instar d’un véritable rassemblement de totems. Il nous semble, ainsi qu’à d’autres, que ces sculptures ne font pas toujours honneur aux saints qu’elles sont supposées représenter ; mais de gustibus et coloribus non disputandum.

Au demeurant, il ne s’agit là que de la partie apparente de l’opération. Malgré ce que croient et répètent à l’unisson ses souteneurs aussi bien que ses contempteurs, la « machine » en question ne sert pas à fabriquer de l’identité nationale bretonne, sinon à la marge : la réinterprétation de l’histoire religieuse locale qui est à l’œuvre à Carnoët vise plutôt, au contraire, à la dissolution des vestiges hagioduliques de la civilisation bretonne des époques médiévale et moderne, dans un « celtisme », dont le côté fourre-tout ne parvient pas à dissimuler l’ambigüité : le cas de Colomban, dont nous dirons quelques mots, en constitue la parfaite illustration. Doit-on rappeler avec Hervé Martin, – résumant, dans sa recension de l’ouvrage incontournable de Joseph Rio sur les Mythes fondateurs de la Bretagne, les principales conclusions de cet auteur – que « le mythe celtique dont tant de Bretons se gargarisent de nos jours n’est pas antérieur à la Renaissance » ?  Et qu’il faut attendre le XVIIIe siècle tardif « pour que la référence gauloise/celtique s’installe dans les représentations collectives et pour que les érudits celtomanes soulignent la parenté du breton avec l’hébreu, le grec et le latin » ?  Au demeurant, ce constat remonte déjà à plusieurs années, bien avant le démarrage de la Vallée des saints et il serait en conséquence  injuste de reprocher à ses promoteurs autre chose que d’être montés dans le train en marche : « aujourd'hui », écrivait ainsi  Alain Pennec en 2002 dans son propre compte rendu de l’ouvrage de Rio, « le particularisme de la Bretagne s'appuie sur un celtisme qui, par ses excès ésotériques ou commerciaux, peut même apparaître parfois artificiel ». 

Quant à la « nation de petits saints », telle que l’entendait La Borderie de la Bretagne du Haut Moyen Âge aux dires de Marcel Planiol – vision dénoncée par ce dernier comme la marque d’un « patriotisme puéril » – elle n’est pas grandie par les représentations gigantesques de ceux qui en auraient converti les populations : sur place, il n’est en effet rien dit, ou presque, à propos des uns et des autres, sinon ce qu’une vulgate ancienne, chaque jour enrichie de nouvelles approximations, répète inlassablement et déforme à l’infini grâce aux progrès de la communication de masse. 


Gigantisme, monumentalisme et statuaire
Dans l’une des ultimes notules publiées sur son blog avant sa mort, le regretté Bernard Merdrignac avait, sur le mode de l’humour érudit, rapproché ce que rapportait Wace, vers 1150,  au sujet du monument de Stonehenge, des approximations actuelles de la presse sur la célébration en ce lieu du solstice d’été (« Chaque année et depuis près de 5000 ans, le jour le plus long de l’année est l’occasion d’une fête dans le mythique cadre de ce site préhistorique, érigé plus de 2000 ans avant notre ère. Façon ainsi de perpétuer un rite celtique plusieurs fois millénaire. La cérémonie animée par des druides celtes est l’occasion de se divertir et de danser tout au long de la nuit la plus courte de l’année dans une fête païenne rythmée par les percussions ») ; et Merdrignac de conclure, avec un clin d’œil en direction de la Vallée des saints, présentée à la même époque par Hervé Queillé dans le journal le Télégramme comme un possible « Stonehenge breton » : « Au “Grand Jeu des 7 erreurs”, il n’est pas sûr que Wace soit le gagnant… » 

Le rapprochement entre la Vallée des saints et Stonehenge a évidemment été suggéré par l’aspect monumental des statues. Pour notre part, la comparaison qui nous vient le plus immédiatement à l’esprit l’est avec Carnac ; mais là encore, il ne s’agit pas de représentations figurées, et l’aspect d’alignements s’oppose à la relative dispersion observée sur les hauteurs de Quénéquillec. De toute façon, les promoteurs de la Vallée des saints ont opté, revendiquent-ils, pour un projet à la ressemblance des statues de l’île de Pâques, auxquelles ils ont d’ailleurs repris le standard de la hauteur (sensiblement 4 m), standard qui est même devenu la  norme. 

Pourquoi l’île de Pâques ? Pour renforcer l’incongruité de ce qui est souvent présenté comme  « un projet fou pour l’éternité », selon la terminologie de ses  promoteurs ? Ou bien parce que les autres manifestations de ce gigantisme statuaire sont souvent associés à des systèmes politiques où le culte de la personnalité le dispute à l’autoritarisme du régime (autrefois, l’Egypte pharaonique ou, plus proche géographiquement, la Rome impériale ; récemment, les différents régimes communistes de l’est, et peu avant eux, la Russie stalinienne, sans oublier l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie) ? Le Moyen âge chrétien n’a pas connu de tels excès  et il faut attendre la Renaissance, et les statues de Michel Ange à Saint-Pierre de Rome, puis l’époque baroque, pour en retrouver des manifestations ; sans parler de certaines réalisations du XXe siècle comme le Christ de Rio de Janeiro. Le gigantisme de la chrétienté médiévale s’est exprimé quant à lui dans les édifices religieux, en particulier les cathédrales gothiques, toujours de plus en plus hautes et en même temps de plus en plus élancées : comme l’écrit François Muller à propos de la cathédrale de Strasbourg, « saints et saintes sont bien présents. Certes, ils restent plutôt discrets, un peu perdus dans le gigantisme architectural de l’édifice » ; mais, à raison même de cette discrétion, leur place se révèle évidemment prépondérante. On ne peut lire sans s’étonner certaines réflexions des promoteurs de la Vallée des saints qui  préfèrent imaginer que leurs statues géantes s’accordent avec le fait que « ces saints étaient des visionnaires sachant s’élever pour voir loin. Et si nous, nains que nous sommes, grimpons sur leurs épaules, nous nous grandirons aussi ». On notera au passage que le recours à une formule démarquée de celle de Bernard de Chartres s’avère ici bien malhabile ; mais comme nous ignorons si la maladresse était dans le discours de l’interviewé ou résulte de la transposition qu’en a fait le journaliste, nous ne nous y arrêterons pas.

 On imagine que les statues de la Vallée des saints auraient pu trouver leur place en un autre lieu que les hauteurs de Quénéquillec :  sur une grande aire autoroutière dédiée, à l’entrée de la Bretagne ; ou bien dans le cadre d’une muséographie à ciel ouvert aux abords immédiats d’une des trois grandes villes bretonnes qui ont été labellisées « métropole » ; ou encore, de manière plus subversive, ce qui constitue une des dimensions majeures de l’art, sur l’emplacement des pistes d’un projet d’aéroport controversé ; ou même, pourquoi pas ? en Centre-Bretagne, à Carnoët par exemple, mais dans une vallée justement, dont le relief aurait atténué cet effet de gigantisme. Les circonstances en ont décidé autrement.


Un site détourné
Le caractère de site naturel des hauteurs de Quénéquillec, souvent présentées comme offrant l’un des plus beaux panoramas de la région, est moins important que leur dimension culturelle, bien antérieure à l’implantation sur place d’une attraction basée essentiellement sur le caractère insolite d’un regroupement de monumentales statues monolithiques. Plus généralement, Carnoët – dont le nom même est l’indice de l’ancienneté de l’occupation humaine sur place et rend compte, au travers des monuments qu’il désigne, des préoccupations religieuses des populations locales aux temps préhistoriques – offre en de nombreux points de son territoire communal la possibilité d’une intéressante reconstitution chronologique : pour nous en tenir aux quinze premiers siècles de l’ère chrétienne et couvrir ainsi, en la débordant largement, la période historiques supposée des personnages statufiés à la Vallée des saints, notons que Carnoët est parcouru par plusieurs itinéraires antiques qui, pour trois d’entre eux formaient un important nœud routier sur la hauteur de Landerc’h, à un kilomètre environ au nord de Quénéquillec ; au sud de la commune, à proximité du village de Saint-Corentin, autrefois trève de Carnoët, et marqueur en ces terres de confins de l’appartenance de la paroisse à l’évêché de Cornouaille, se trouve le lieu-dit Trélan, dont le nom formé avec les termes vieux-breton treb, « village », et sans doute lann, « ermitage », ouvre d’intéressantes perspectives sur « des antécédents monastiques anciens », comme l’a suggéré en son temps le regretté Bernard Tanguy. 

Cependant, c’est le site choisi par les promoteurs de la Vallée des saints qui, pour autant qu’on le traitât avec le respect qu’il mérite, offrait la plus intéressante clé d’interprétation du passé religieux de la Bretagne :  au pied de la colline et au surplomb d’un vallon, le lieu sacré primitif, peut-être antérieur au christianisme, représenté par une fontaine dont la source donne naissance à l’un des sous-affluents de l’Hyères ;  un peu plus haut, l’espace sacralisé sur lequel a été bâtie au tournant des XVe-XVIe siècles une gracieuse chapelle, qui vraisemblablement a prolongé le souvenir d’un sanctuaire plus ancien où l’on conservait déjà le sarcophage attribué à Gildas ; au sommet enfin, la motte féodale, elle-même peut-être succédané d’un lieu de commandement, sinon de pouvoir, plus ancien, venant couronner cette colline, où la légende du  saint trouve un écho tout proche à Carhaix (Finistère), avec la collégiale dédiée à son filleul et protégé, Trémeur. Ces différentes dévotions locales – ajouter aux personnages dont nous venons de parler, la Vierge et l’archange Michel dont les cultes respectifs sont attestés par des loci du Moyen Âge central, Locmaria et Locmiquel, lesquels, jalonnant l’un des itinéraires antiques déjà signalés, dominent la rive droite de l’Hyères – suffisaient pour mettre en scène de manière pédagogique l’évolution dans la longue durée de la spiritualité bretonne, marquée par des rapports complexes entre croyance populaire et  religion institutionnelle, sans parler du rôle joué, à toutes les époques, par le pouvoir politique. Au lieu de quoi, les promoteurs de la Vallée des saints ont préféré proposer une localisation improbable qu’ils ont baptisée d’un nom d’emprunt.  


Un nom emprunté
L’appellation « Vallée des saints », aujourd’hui véritable marque de fabrique, apparait en effet comme un emprunt. Depuis le début du XIXe siècle au moins, ce nom désigne une vallée, véritable celle-là, pour ne pas dire une sorte de « canyon », située sur le territoire de la commune de Boudes (Puy-de-Dôme), bien connue des géologues mais aussi des voyageurs qui en apprécient le paysage pittoresque. D’où vient à ce lieu d’avoir été baptisé « Vallée des saints » ? Et les promoteurs de la « machine à fabriquer du mythe » installée à Carnoët, n’auraient-ils pas, à leur insu évidemment, subi l’influence de ce paysage ou, du moins, des descriptions dont il a fait l’objet ? « L'endroit est hérissé d'étranges pics de teinte ocre et rouge, sculptés par l'érosion, dont les silhouettes évoquent de gigantesques statues... L'eau a sculpté, non loin du village, des pyramides hautes de 10 à 30 mètres dans une argile rougeoyante. Cette succession de tours évoque une procession de moines, ce qui a valu son nom à la vallée. Le promeneur descend dans un premier temps vers le ruisseau qui poursuit son travail d'érosion aux pieds de ces géants de pierre. Puis, le sentier remonte sur une crête qui surplombe la vallée jusqu'au cirque des Mottes qui offre le spectacle de ses ocres flamboyantes ». La Vallée des saints bretonne, avec ses statues monolithiques, pourrait ainsi refléter l’aspiration de ses promoteurs  à la reconstitution d’un tel paysage minéral. 

Au demeurant, il n’y a rien de répréhensible dans cet éventuel emprunt. Tout juste peut-on se poser la question de savoir pourquoi le nom de Vallée des saints a été choisi alors que le site concerné est situé sur une hauteur : n’aurait-il pas été plus judicieux en conséquence de le désigner la Butte des saints (Tossen ar sent), ou la  Colline des saints (Crec’h ar sent), voire la Montagne des saints (Menez ar sent) ? Cette approximation originelle, rappelée en permanence par la présence du toponyme Quénéquillec dans l’adresse même de l’association, n’était-elle pas de nature à susciter des doutes sur le bien-fondé d’une démarche dont l’objectif déclaré de sauvegarde, de découverte et de promotion de la culture populaire bretonne était ainsi, dès ses débuts, marquée par un contresens philologique ? De manière plus générale se trouve posée la question des fondements du projet en ce qui concerne sa dimension historico-culturelle.


Mais où sont les garde-fous ?
Pour celui qui, à la recherche de documentation sur la riche matière hagiologique bretonne, parcourt le site Internet de la Vallée des saints de Carnoët, la frustration est grande. Seule la page consacrée à l’histoire antérieure du lieu peut être considérée comme assez satisfaisante : son auteur a puisé à des sources, dont il donne la liste, pour compiler une courte notice de vulgarisation érudite dans la lignée des travaux des amateurs éclairés du XIXe et du début du XXe siècle. Ici, du moins, pas trop d’approximations historiques, mais plutôt la mise en avant d’éléments factuels, même s’il s’agit le plus souvent d’anecdotes ;  et, lorsqu’il est question de supposées légendes ou traditions populaires, celles-ci sont rapportées avec la prudence nécessaire au traitement de ce type de matériaux. Naturellement cette courte notice ne prétend pas à l’exhaustivité et ne peut remplacer, dans une perspective pédagogique, ce que serait le travail d’un véritable comité scientifique ; mais elle témoigne qu’il existe au sein des promoteurs de la Vallée des saints des acteurs dont le bon sens et la pondération pourraient être mis à profit pour tempérer certains excès de communication et surtout pour s’efforcer d’intégrer dans la démarche les résultats des recherches menées principalement en Bretagne depuis une trentaine d’années par les spécialistes d’hagiologie, dont, par méconnaissance sans doute, les travaux ne semblent pas avoir été pris en compte. Même les billets publiés çà et là par Frédéric Morvan, membre du conseil d’administration de la Vallée de saints, et par ailleurs médiéviste, témoignent de cette méconnaissance : ainsi, leur auteur n’hésite pas à affirmer à deux reprises que, sur ces questions complexes, « il faut le plus souvent se référer aux résultats de chercheurs d’Outre-Manche » (ce que, par ailleurs, se gardent bien de faire les promoteurs de la Vallée des saints !) En tout état de cause, les références de Morvan à la Vallée des saints sont extrêmement rares et la page « Hagiographie bretonne » du site Internet du Centre d’Histoire de Bretagne, dont cet auteur est le principal animateur, n’apporte rien au débat.

Apparemment, si nous en croyons le responsable d’Ar Gedour, « blog breton d'information sur l'actualité spirituelle et culturelle de Bretagne »,  le même genre de déficit concerne aussi la dimension plus spirituelle de la Vallée des saints : « le site internet comme le site de la Tossen lui-même ne semblent pas prendre assez en compte la portée spirituelle du lieu et du projet, pourtant à la source de cette idée. Or sans la dimension spirituelle, la vision culturelle ou économique seules n’ont aucun intérêt, ou sinon il eut fallu ne pas utiliser les saints comme faire valoir ! Lorsque des statues étaient élevées, et même lorsque de simples mégalithes étaient levés, cela partait d’un culte ». Nous ignorons si depuis ses offres de services ont été retenues (« Comme nous l’avons déjà dit, AR GEDOUR est à disposition pour soutenir spirituellement ce projet prometteur,  en éclairant les équipes de la Vallée des Saints en ce sens si besoin »).

Aurions-nous affaire à un « vaisseau de pierre » à la dérive, à un projet désormais vidé de sa double substance historique et spirituelle ?  A moins que l’hagio-marketing tienne désormais seul la barre et, au travers de ses différentes implications, tout à la fois conforte les élus de la Région dans leurs choix antérieurs et rassure les autorités religieuses, comme il se voit avec le cas de Colomban.


Colomban, un cas d’hagio-marketing
Le cas de Colomban qui, outre l’érection de sa statue, s’est vu attribuer le patronage du futur oratoire, dont la première pierre a été posée le 27 août dernier, en présence de l’ambassadrice de la république d’Irlande en France et avec la bénédiction de l’archevêque de Rennes et de l’évêque de Saint-Brieuc et Tréguier, nous semble particulièrement représentatif du risque induit par le manque de clarté dans l’exposé de la problématique complexe des origines religieuses de la Bretagne continentale. Il s’agit ici avant tout, comme on l’a dit, d’une opération d’hagio-marketing, qui tend à s’éloigner encore un peu plus des buts de l’association, car elle ajoute de la confusion à la complexité : ainsi le futur oratoire de la Vallée des saints sera-t-il construit à l’identique du célèbre monument de Gallarus, en Irlande, dont pourtant la datation et la destination originelle demeurent encore largement discutées, voire contestées . Même ceux qui sont les plus intéressés à la valorisation touristique de ce monument admettent loyalement que la question est loin d’être tranchée.

Les raisons pour lesquelles Colomban fait l’objet d’un culte en Bretagne continentale demeurent largement mystérieuses, sinon obscures, et sans doute faut-il envisager plusieurs hypothèses, parmi lesquelles une dévotion particulière à l’égard des reliques qui lui étaient attribuées et dont la translation à Locminé (Morbihan) est probablement intervenue dans la seconde moitié du Moyen Âge ; mais le succès incontestable de ce culte tient sans doute à un phénomène plus complexe de substitution par Colomban d’un saint local plus ancien, Colombier, déjà précédemment concurrencé par Colomba, sur la base de l’homophonie de leurs noms. La spécialité thérapeutique bretonne de Colomban, qui, à plusieurs reprises, place ce dernier en situation de concurrence avec Jean Baptiste, voire avec des novi sancti, tel Vincent Ferrier, a peut-être été empruntée à l’ « outillage miraculaire » de Colombier. 

En examinant à la lumière de l’hagiographie que lui a consacrée Jonas de Bobbio, son contemporain, et en prenant en compte les autres éléments historiques dont nous disposons sur le réseau des voies de communication à son époque, l’itinéraire suivi par Colomban à travers l’Europe  depuis son Irlande natale jusqu’aux confins austro-burgondiens de Luxeuil-les-Bains (Haute-Saône), puis la route de son exil vers Nantes en vue d’un retour en Irlande qui ne se fit pas, sa fuite et son périple en Neustrie et à nouveau en Austrasie, suivi par le voyage qui devait finalement le conduire jusqu’à Bobbio, en Italie, sa destination ultime – il apparaît que la possibilité de son débarquement, d’un séjour, voire d’un simple passage sur le territoire de l’actuelle commune de Saint-Coulomb (Ille-et-Vilaine), revendiquée localement, est infime. Au demeurant, nous ne disposons d’aucun élément probant qui permette d’affirmer que les Bretons de la péninsule armoricaine s’étaient déjà installés à cette époque à l’est de la Rance ; et les populations bretonnes avec lequel le saint a été en contact pouvaient aussi bien appartenir à d’autres colonies établies dans l’Avranchin et le Cotentin. S’il n’est évidemment pas possible en bonne méthode d’éliminer l’infime possibilité de la présence de Colomban à Saint-Coulomb, transformer cette hypothèse en fait avéré, à la satisfaction de l’association des Amis bretons de saint Colomban qui s’est constituée dans cette commune, relève d’un tour de passe-passe auquel les historiens, dans leur majorité, ne sauraient souscrire. De même l’impossibilité de s’assurer de l’existence de pratiques colombaniennes au sein des monastères bretons péninsulaires, à l’exception peut-être de l’établissement que le saint situe explicitement « dans le voisinage des Bretons », empêche de mesurer dans cette région quelle aurait pu être l’éventuelle influence du saint, d’autant que les usages scotiques auxquels il est fait allusion à Landévennec (Finistère) avant la normalisation carolingienne, même s’il était avéré qu’ils furent empruntés pour tout ou partie à la règle de Colomban, peuvent avoir été introduits sur place par d’autres irlandais. 

Sur toutes ces questions et bien d’autres, le 14e centenaire de la mort de Colomban, fêté en 2015, a été l’occasion de procéder, lors de trois colloques internationaux, respectivement à Bangor, en Irlande, à Luxeuil et à Bobbio, à une actualisation de l’état des connaissances dans le domaine de la recherche colombanienne, dont il nous semble que les promoteurs de la Vallée des saints auraient grand intérêt à s’informer avant la finalisation du projet pédagogique qu’ils déclarent vouloir mettre en œuvre autour de leur oratoire Saint-Colomban.


La récupération et la dérive
En tout cas, s’il est bien un point commun entre le grand missionnaire irlandais et les promoteurs de la Vallée des saints, c’est leur efficacité à communiquer et à se faire entendre. Cependant, au-delà du succès et de la reconnaissance, deux principaux dangers, sans cesse accrus par les effets démultiplicateurs de la toile et les algorithmes de réseau social, guettent le communicateur : la récupération et la dérive. Du côté politique et du côté économique, c’est carton plein, comme en témoignent la sollicitude renouvelée de la Région Bretagne et la reconnaissance par l’association Produit en Bretagne ! L’Union européenne, qui peine à trouver ses nouvelles marques, s’est emparé de Colomban, dont elle a fait un symbole de sa conscience millénaire, et l’Irlande, l’ex-« tigre celtique », vient jouer avec habileté sa partition dans ce concert politico-culturel dont elle espère partager les retombées économiques, comme nous le lui souhaitons au demeurant. Enfin, la bénédiction de la statue de Colomban par deux prélats et non des moindres, l’archevêque de Rennes, Mgr d’Ornellas  et l’ordinaire du lieu, Mgr Moutel, est venue ratifier la reconnaissance officielle de la Vallée des saints par l’institution ecclésiale. Voici que, ses amarres larguées, notamment celles des contraintes hagio-méthodologiques, le « vaisseau de pierre » des saints bretons vogue désormais en haute mer ; mais avec quel cap ?

André-Yves Bourgès

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