Si la personnalité de Ronan, à l’instar de celle des autres
« saints de papier »[1], se révèle
inaccessible à l’historien, si la réalité même du personnage demeure largement
questionnable — ce dont nous ne tirons pas les mêmes conclusions de R. Latouche,
pour qui Ronan n’a jamais existé
— une lecture attentive du texte qui fait le récit de sa vie et de ses miracles
[BHL 7336][3] apporte un
certain nombre d’indications quant aux circonstances de la composition de cet
ouvrage et aux motivations de l’hagiographe[4].
Plus encore, le texte en question nous livre quelques indices permettant, sinon
de dresser un véritable portrait de l’écrivain, du moins d’en esquisser le
profil, notamment ce qui concerne son arrière-plan culturel et sa formation
intellectuelle. On observe par ailleurs que lieux géographiques et topoi du discours hagiographique
entretiennent des relations complexes qui doivent s’appréhender d’un point de
vue tout à la fois diachronique et synchronique. S’attachant à retracer le
parcours terrestre de Ronan, qu’il s’agisse de sa démarche spirituelle ou de
ses déplacements physiques, l’hagiographe adapte la focale à la dimension qui lui
convient le mieux : l’élargissant quand il s’agit d’évoquer l’arc
atlantique et les contacts entre l’Irlande et la Bretagne continentale, puis la
resserrant sur la péninsule et les anciennes divisions territoriales bretonnes
(Léon, Cornouaille et Domnonée), ou bien sur le duché et sa tripartition
comtale à l’époque tardo-carolingienne (Cornouaille, Vannes et Rennes), avant
de la rétrécir à une dimension locale voire micro-locale quand il est
question de Quimper, dont la cathédrale détenait les reliques du saint, de la
résidence anonyme de Gradlon et, bien sûr, de Locronan, ancien nemeton païen devenu, sans préjuger
d’une éventuelle continuité, sanctuaire chrétien[5] ;
à quoi il convient d’ajouter, malgré son excentrage, l’oratorium de Hillion, en Domnonée, où Ronan est supposé avoir
terminé son existence terrestre après avoir fui la Cornouaille. La prise en
compte de ces différents lieux s’avère essentielle pour analyser pertinemment
l’hagiographie ronanienne, d’autant que celle-ci paraît avoir conservé, tel un
palimpseste, les vestiges ailleurs perdus d’une mémoire populaire locale marquée
depuis les temps les plus reculés au coin du sacré.
I
Les saints d’origine irlandaise nommés Ronan sont nombreux :
« une bonne vingtaine » indique Padraig Ó Riain, pour qui cependant
nous avons affaire à de fréquents doublets et répétitions : aucun d’entre
eux, en tout cas, à l’exception du saint honoré en Bretagne, n’est fêté à la
date du 1er juin[6] ; en
revanche, comme l’a rappelé, à la suite du P. Paul Grosjean, le regretté Bernard Merdrignac, ce jour est
celui de la fête d’un certain Cronan, abbé de Lismore,
dont différentes sources irlandaises situent la mort vers 716-718.
Le culte de Ronan paraît avoir été plutôt répandu dans l’évêché de
Saint-Brieuc, comme en témoignent, outre le sanctuaire de Hillion déjà
mentionné, d’anciennes litanies conservées par un manuscrit du XIe
siècle où Ronan est invoqué, juste avant Tugdual, dans le cadre d’une série de saints
‘domnonéens’, à la suite de Caeuc (Caoc),
éponyme de Langueux et Trégueux, et de Brieuc (Brioc) ; à
quoi il faut ajouter le témoignage de la toponymie avec Laurenan, nom d’une
paroisse de ce diocèse.
Dès lors, il est possible de supposer que les toponymes du
type Locronan, situés en Trégor (Plestin-les-Grèves), en Léon (Saint-Renan, en
breton Lokournan) et en Cornouaille
ont conservé le souvenir de la substitution de Cronan par Ronan. Le possible
culte breton de Cronan, saint relativement tardif comme nous venons de le voir,
pourrait lui-même résulter, par le bais d’une métathèse *Kornan > Cronan,
d’un phénomène de recyclage de traditions plus anciennes, impliquant le
souvenir d’une divinité cornue du panthéon gaulois, Cernunnos.
Les toponymes du type Locronan étant tous localisés sur le territoire de
l’ancienne civitas des Osismes, il
n’est peut-être pas indifférent que le Mont-Saint-Michel de Brasparts, au cœur
même de la civitas et à l’aplomb de
son ombilic, le fameux Yeun Elez, « aux portes de l’Enfer »,
se soit appelé autrefois la Motte-Cronon.
Après examen, il nous semble que de
nombreux toponymes bretons en loc-
pourraient bien tirer leur origine, non de locus,
mais de lucus, « bois
sacré », qui, chez les Anciens, désignait « moins la formation végétale
qu’un authentique lieu de culte » : « bois bien
entretenu, mais pas exploité, où l’on ne pénétrait qu’à des fins cultuelles, et
comportant une clairière réservée au culte » et qui « pouvait se trouver
également à l’intérieur d’un nemus,
d’un bois exploité ». Le cas du site de
Locronan au milieu de l’antique forêt de Nevet (Nemet), dont le rituel de troménie a peut-être conservé le souvenir
de pratiques religieuses anciennes, nous paraît venir au soutien de cette
hypothèse.
De telles substitutions en chaine, si elles sont avérées, ne
seraient pas surprenantes en soi, car c’est le lot commun de nombreux saints
homonymes ou dont les noms présentent une certaine homophonie. Pour s’en tenir
au seul cas de notre Ronan, nous pouvons également noter que sa vita a fait l’objet d’un plagiat intégral
au profit d’un certain Rumon, c’est-à-dire Romain en cornique, Romanus en latin, honoré principalement
à l’abbaye de Tavistock en Cornwall, où son dies
natalis était commémoré au 30 août ;
mais Romanus est également le nom d’un
évêque, « saint pèlerin de Dieu, de la race des Irlandais » (sanctum Dei peregrinum ex genere Scotorum,
nomen Romanum, episcopum) qu’Ansoald de Poitiers, dans le dernier tiers du
VIIe siècle, plaça à la tête du monastère de Mazerolles et qui,
quant à lui, était fêté sur place au 1er juin[19].
Ces exemples témoignent de la complexité du problème, d’autant que les formes
sincères des noms qui figurent dans ces différentes attestations ne sont pas
connues avec certitude. Ce qui doit nous intéresser relativement à Locronan, ce
sont les raisons qui pourraient expliquer une éventuelle substitution au profit
de Ronan ; et la réponse, qui est à l’origine de la rédaction de
l’hagiographie de ce dernier, est apportée de manière explicite dans l’ouvrage
en question : il s’agissait de justifier la présence à Quimper du chef du saint dont l’hagiographe n’a
d’ailleurs même pas pris la peine de cacher qu’il avait été enlevé, avec les
autres reliques de Ronan, au sanctuaire de Hillion contre la volonté des
habitants du lieu. Pour permettre cette appropriation cornouaillaise,
l’hagiographe a donc soigneusement présenté le transfert des reliques en
question comme un retour, avec une étape essentielle à Locronan destinée à réinvestir
de son antique dimension de bois sacré (lucus),
le « lieu de mémoire » d’un saint (locus), devenu simple possession monastique (locus) : comme l’a montré Gaël Milin, l’analyse de la
structure du récit des épreuves successives qui opposent Ronan et Keban vient confirmer
que la logique narrative est avant tout destinée à justifier ce retour.
Malgré la perte de ses reliques, l’oratoire « domnonéen » de Ronan
est longtemps resté lui aussi un important lieu de pèlerinage : ainsi le duc
Jean IV, que sa vénération à l’égard de Ronan avait encouragé, après la
naissance de son fils, le futur Jean V, en 1389, à exempter de l’impôt les
habitants de Locronan,
a-t-il séjourné cinq ou six jours à Hillion au début de l’été 1393, à
l’occasion de sa campagne contre le connétable de Clisson.
Ronan a plus tard été remplacé localement par René ; or, ce dernier, aux
derniers siècles du Moyen Âge, était l’objet d'une grande dévotion populaire à
Angers, où, dans le cadre plus vaste de ce que nous désignerons comme
« des manifestations tolérées de la religion souterraine »,
il était lui aussi invoqué pour des problèmes de fécondité. Encouragée là
encore par une vague homophonie entre leurs noms, la spécialité thérapeutique de
René avait-elle passé à Ronan ; ou bien celui-ci jouait-il déjà auparavant
un rôle thaumaturgique dans ce domaine ? Il ne semble pas possible, dans
l’état actuel de la documentation, de trancher formellement ces questions car,
pour les deux saints, les premières attestations de ce recours d’un type
particulier sont sensiblement contemporaines.
Plus généralement encore et sur un terrain qui apparaît quant
à lui éminemment politique, l’hagiographe de Ronan avait également pour
objectif d’expliquer comment le comte de Cornouaille avait pu dépouiller de ses
reliques un sanctuaire situé au sein du territoire contrôlé par les membres de
la dynastie comtale de Rennes : même si cette appropriation doit en fait
traduire la montée en puissance de la maison de Cornouaille — dont en 1066 le
chef, Hoël, prend en main les destinées de la Bretagne et met rapidement au pas
ses barons, parmi
lesquels les Eudonides,
branche cadette de la maison de Rennes, apanagée d’une vaste principauté qui s’étendait
alors sur le Penthièvre, le Goëllo et le Trégor
— l’hagiographe préfère inscrire l’anecdote, d’une part dans la logique d’une
procédure ordalique, marquée par le recours au miraculaire, d’autre part dans la
chronologie, au demeurant imprécise, de l’époque qui, suite aux attaques des
« pirates » (entendons les Vikings), avait vu l’exode des populations
et la dispersion des reliques des corps saints hors de Bretagne[27] : interpellant alors la Cornouaille directement,
comme s’il s’agissait d’une personne[28], l’hagiographe rapporte, avec des
accents qui pourraient bien lui avoir été inspirés par la lecture de l’œuvre de
Wrdisten, comment
sa mère-patrie avait perdu en ce temps-là, après celles de Corentin[30] les
reliques de Guénolé[31] ; ces
deux saints ainsi disqualifiés, Tugdual alias Tudi — que Wrdisten avait décrit
également comme l’une des « colonnes » de la Cornouaille
— relégué avec d’autres dans l’anonymat de l’oubli[33],
la première place dans le sanctoral cornouaillais devait dès lors revenir à
Ronan, dont la principale relique était désormais
conservée à Quimper[34]. CQFD.
Pour conforter sa démonstration, l’hagiographe a pris soin d’enraciner
son propos dans la tradition locale, en particulier, entre autres éléments
narratifs destinés à donner au récit un effet de réel, ce qui concerne la
donation comtale à l’origine du minihi
de Locronan et, postérieurement, la reconstruction de l’oratoire du
saint ; mais surtout « ce texte comporte un épisode qui ne
peut manquer d’attirer l’attention de qui s’intéresse à la littérature, à la
culture du Moyen Âge : le récit du séjour de saint Ronan en Cornouaille s’articule
en effet, autour d’une accusation de lycanthropie et d’un conte de loup-garou »,
comme le souligne Gaël Milin, pour qui la présence de ce conte dans un texte
hagiographique « rappelle les échanges si fréquents au Moyen Âge entre la
culture profane et la culture religieuse, ou entre la culture ecclésiastique et
la culture folklorique ».
La dualité culturelle médiévale dont l’ouvrage sur Ronan a remarquablement
conservé les strates, a également retenu l’attention de B. Merdrignac, qui,
au-delà d’une approche historienne,
a montré que les deux systèmes de représentation du monde dont ce texte a gardé
la trace pouvaient présenter en de nombreuses occasions une forme de cohérence
et que l’antagonisme auquel on a parfois cherché à les réduire devait être au
moins relativisé.
Demeure néanmoins la question de savoir si cette cohérence éventuelle renvoie à
l’intégration délibérée dans le discours hagiographique « d’éléments
issus du paganisme essentiel pour assurer le succès du culte chrétien dans les
mentalités populaires » ;
ou bien si, au contraire, ce discours a pu être subverti, à l’insu de
l’hagiographe, par la culture populaire, à tout le moins profane, dont il est
évident que, quel que soit son milieu social, l’écrivain lui-même avait participé,
notamment pendant sa petite enfance ;
sans parler des nombreuses autres circonstances qui, dans des situations moins
tranchées, peuvent avoir présidé à la
mise par écrit de traditions orales.
II
Depuis le travail de René Largillière,
on sait que l’hagiographe de Ronan doit être identifié à la fois avec l’auteur
d’un sermo sur les miracles de
Corentin[42] — ouvrage
sans doute inspiré par un liber
miraculorum plus fourni[43] et intégré
tardivement au sein d’un ensemble de textes parfois présenté comme la vita ancienne du saint[44] — et avec
l’écrivain qui, au tournant des XIe-XIIe siècles, a
élégamment résumé sous la forme d’une « pancarte » les plus anciens
actes relatifs au chapitre cathédral de Quimper[45].
Au-delà du style et des expressions[46],
au-delà du lexique[47],
notamment dans sa dimension « hispérique[48] »,
au-delà des emprunts à des sources communes (auteurs classiques[49],
hagiographes[50]),
existent d’autres types de ressemblance entre les ouvrages sur Ronan et sur
Corentin, notamment le motif de l’enfermement dans un coffre, qui figure dans
le récit d’un des miracles de Corentin (in archam immisericorditer) et
aussi dans l’ouvrage consacré à Ronan (insipienter in arca) à propos du
subterfuge utilisé par Keban pour compromettre le saint : la postérité
folklorique de ce motif ambivalent a été récemment étudiée par Joël Hascoët[51].
Concernant le rapprochement avec la « pancarte » du
chapitre de Quimper,
il nous suffira de renvoyer à nouveau à
la démonstration de R. Largillière : la « pancarte » en
question, souligne ce dernier, « n’est pas l’énumération indigeste d’un
terrier, l’auteur relate les faits qui ont incité les donateurs, raconte le
miracle du comte Alain, atteint d’une maladie d’yeux[53] »
(il s’agit d’un doublet du récit qui figure dans une autre pièce du dossier
littéraire de Corentin)[54] ;
« les phrases sont joliment tournées, il y a des recherches de style, et
l’on retrouve les expressions aimées de notre auteur »[55],
de même que certains tics de vocabulaire, notamment le recours à des adverbes
en -ter.
Le double rapprochement très convaincant proposé par
R. Largillière en suggère un troisième, déjà pressenti par Joëlle Quaghebeur[56], avec ce
que nous avons appelé le « roman des origines » de Sainte-Croix de
Quimperlé[57], constitué par les actes nos 1,
3 et 4 du cartulaire de l’abbaye[58] :
sur le fond comme sur la
forme, ce récit, qui fait état de trois miracles dont aurait bénéficié le comte
Alain – guéri d’une maladie, vainqueur de la révolte de son vicomte, repoussant
des envahisseurs –, trouve son équivalent dans trois passages successifs de la
« pancarte » de Quimper[59], dont il
partage à plusieurs reprises le lexique[60],
le formulaire[61], les
expressions même[62] et, parmi
celles qui sont « aimées de notre auteur », selon les termes de
R. Largillière, il faut noter remeare
ad propria « revenir dans sa patrie », commune aux quatre textes,
qui apparaît dès lors comme un véritable « marqueur»[63].
De plus, les trois derniers récits contenus dans le sermo sur les miracles de Corentin font
état d’apparitions oniriques, le saint s’invitant même par deux fois à deux
occasions dans les rêves des bénéficiaires de ses miracles, ce qui porte ici à
cinq le nombre de visions : si celles-ci ne sont pas rares dans la
production hagiographique bretonne ancienne, une proportion aussi importante ne
se retrouve que dans le texte concerné, spécificité qu’il convient dès lors
d’attribuer moins sans doute à la nature du dossier miraculaire antérieur qu’au
traitement littéraire que lui a appliqué l’hagiographe. Or, l’acte n° 1 du
cartulaire de Quimperlé, qui fait le récit de la guérison d’Alain, rapporte lui
aussi une vision onirique dont le comte aurait été gratifié : une croix
d’or descendue des Cieux jusque dans sa bouche pour anéantir ses pensées
mortifères[64].
Cette hypothèse de travail, qui n’a pas encore reçu toutes
les validations nécessaires, notamment celles que permettrait un recours
systématique aux techniques informatiques de concordance des textes et de comptage
lexicométrique, pourrait ouvrir, comme on le voit, de nouvelles perspectives
sur les circonstances de la composition du cartulaire de Quimperlé. Ainsi,
l’ouvrage que le moine Gurheden a produit dans les années 1124-1127, dans le
cadre d’un projet éditorial précis et dont la préface donne les grandes lignes,
devrait être alors considéré comme la version interpolée d’un travail de
compilation antérieur : au demeurant, le style de Gurheden, d’après ce que
l’on peut en juger au travers de cette préface, nous paraît suffisamment
différent de celui de l’auteur de ce « roman des origines » pour
permettre de repérer les interpolations. D’ailleurs, Gurheden ne saurait être
l’auteur commun de la « pancarte » de Quimper, du sermo consacré à Corentin et de
l’hagiographie de Ronan, puisque ce dernier texte était conservé à Quimperlé
dans un manuscrit distinct de celui du cartulaire ; or, eu égard aux
possessions de l’abbaye à Locronan, l’hagiographie du saint local, si elle
avait été connue de Gurheden, voire composée par lui, aurait été intégrée dans
sa compilation, à l’instar de celles de Gurthiern et de Ninnoc.
III
« La question du nom de l’auteur et de l’artiste, on le
sait, fait résonner des problématiques spécifiques au Moyen âge, la majorité
des œuvres n’étant pas signées. Pour autant, les “effets de signature” ne
manquent pas et l’anonymat n’est pas synonyme d’absence de marque d’auteur dans
l’œuvre. Des études stylistiques ont permis de référer plusieurs œuvres à un
même “auteur”, soit que celui-ci soit déjà connu (…) … soit que la critique
moderne lui ait attribué un nom par défaut (….)… », écrivaient en 2009 les
auteurs de la présentation du colloque sur L’anonymat
de l’œuvre dans la littérature et les arts au Moyen âge.
Cependant, « ces tentatives de désanonymer les œuvres, de leur attribuer
titre et auteur, témoignent d’une attitude scientifique particulière et
mouvante sur le Moyen âge. Le souci du nom qu’ont les modernes plaque-t-il, à
contresens, ou comme un malentendu, une épistémè qui tenterait de réduire
l’altérité de l’acte créateur médiéval afin de le conformer à des schémas
culturels, idéologiques et sociaux connus de nous, du moins plus rassurants
pour nos esprits ? ».
L’hagiographie de Ronan avait été attribuée par le regretté
Hubert Guillotel à l’évêque Bernard dit de Moëlan (1159-1167),
hypothèse intéressante mais malheureusement impossible à suivre si l’on admet
que l’hagiographe est le même que le compilateur de la « pancarte »
de Quimper : ce dernier parle en effet à deux reprises de la comtesse Judith,
morte en 1063, comme d’un personnage de son temps (Judith comitissa nostri temporis mulier prudentissima et ailleurs Juzeth comitissa nostri temporis mulier religiosissima)
; en revanche, il ne revendique pas explicitement d’avoir connu Alain
Cainhiart, mort en 1058. En tout état de cause, nous sommes tenté de proposer à
nouveau de reconnaître derrière l’hagiographe de l’évêque Corentin et de
l’ermite Ronan, derrière l’écrivain qui a su avec talent résumer les plus
anciennes chartes ou notices du chapitre de Quimper et de l’abbaye de
Quimperlé, Robert, qui fut moine à Sainte-Croix, ermite à *Loconan et
finalement évêque de Quimper de 1113 à 1130[68].
En effet, un ermite nommé Robert figure en qualité de témoin
avec Christian, son compagnon (Rotberth
heremita et Christianus socius ejus), dans un acte passé aux années
1107-1113 qui consacre la réconciliation entre l’abbaye de Quimperlé et un
certain Donguallon, lequel s’était emparé indûment de biens relevant du
monastère : la
présence de l’ermite Robert constitue sans doute une marque de la considération
dont il jouissait auprès du clergé cornouaillais, en particulier auprès de
l’évêque Benoît, qui patronne cet accord ; mais elle est également
l’indication de sa proximité avec l’abbaye de Quimperlé. C’est également un certain
Robert, dont le catalogue épiscopal nous apprend qu’il « fut ermite à Locuuan » (fuit heremita apud Locuuan),
qui est appelé à succéder en 1113 à Benoît sur le siège de Quimper : sous la forme que nous lui restituons (*Locunan)[71],
le toponyme concerné n’a pas d’autre équivalent que Loconan, village de
Trébrivan (C.-d’A), à proximité du lieu-dit Le Nézert, dont le nom renvoie
indiscutablement à quelque ‘désert’ érémitique ; or, à la suite d’une
donation du duc Hoël,
l’abbaye de Quimperlé, dont le nécrologe inscrit l’évêque Robert au nombre de ses
moines,
était possessionnée dans les parages
immédiats de Loconan, à Landugen en Duault (C.-d’A.).
D’un point de vue chronologique, l’identification que nous
proposons n’offre pas de difficulté particulière : si l’évêque Robert, mort en
1130, est bien le même que l’ermite Robert et avait été précédemment moine à
Quimperlé, il est loisible de placer l’époque
de sa naissance vers le milieu du XIe siècle, en accord donc avec la
revendication du compilateur de la « pancarte » de Quimper d’avoir
connu la comtesse Judith, même s’il était alors très jeune ; en tout état
de cause, il est bien le contemporain du duc Hoël et des autres membres de la
dynastie comtale de Cornouaille dont les noms figurent dans ce document. L’hagiographie
de Ronan a été composée après et d’après le cartulaire de Quimperlé, dans
lequel figure la vita de Ninnoc, à
laquelle l’écrivain a, selon toute vraisemblance, emprunté l’épisode de la dispute entre les comtes de
Rennes, de Vannes et de Cornouaille
: d’ailleurs, en 1127, au moment même où le moine Gurheden achève la
compilation du cartulaire, dont l’une des pièces supposées les plus anciennes —
en fait, une forgerie dont H. Guillotel, le dernier en date, a fait justice
— est la notice relatant la donation de l’église de saint Ronan à l’abbaye de
Quimperlé,
l’évêque Robert séjourne dans ce monastère.
L’hagiographie de Ronan et le sermo sur les miracles de Corentin doivent ainsi pouvoir être
étudiés comme des témoignages intéressant le renouveau érémitique breton à la
charnière des XIe-XIIe siècles, particulièrement en ce
qui concerne les difficultés rencontrées au quotidien par les ermites dans
l’exercice de leur ascèse : difficultés de nature économique et matérielle,
cela va sans dire, et bien sûr assumées par les impétrants car elles
constituent une forme renouvelée du « martyre vert » des premiers saints
bretons, mais qui, par exemple, conduisent Corentin à solliciter, selon
l’auteur du sermo, une intervention
divine au profit de l’ermite Primel, afin que ce dernier puisse disposer d’une
source d’eau potable à proximité de sa solitude ; difficultés de nature
politique et institutionnelle, qui résultent de la confrontation entre la
marginalité affichée de l’ermite et la volonté de contrôle affirmée du pouvoir
en place, comme il se voit avec le rôle joué par Gradlon ; difficultés, enfin, qui
résultent de l’attitude des populations, partagées entre enthousiasme, réserve
et parfois même défiance à l’égard des ermites. L’hagiographie de Ronan constitue
un catalogue éloquent de ces sentiments complexes, en même temps qu’elle
répertorie de nombreux mythèmes dont l’étude attentive permet une véritable
introspection des mentalités locales à l’époque du Moyen Âge central. Or, dans
l’hypothèse où l’hagiographe aurait lui-même été ermite pendant une partie de
sa vie, il nous semble possible, comme nous l’avons écrit dans notre étude sur la
trinité érémitique bretonne de la fin du XIe siècle,
que le récit des tribulations de Ronan, suite aux accusations portées contre
lui par Keban, puisse refléter les difficultés rencontrées par Robert, à
Loconan ou ailleurs : ainsi, une lecture « culturelle » du récit doit sans
doute se faire en prenant en compte les deux dimensions complémentaires de
l’hagiographe, celle du conteur et celle du mémorialiste.
André-Yves Bourgès