"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

06 novembre 2011

Concurrence entre sanctuaires et sanctoral populaire local : l’exemple du Poudouvre au XIVe siècle


Quand bien même tel saint est doté d’une spécialité qui lui donne un certain ‘monopole’ en matière de protection ou de guérison de ses fidèles, il ne s’en trouve pas moins souvent en compétition avec d’autres thaumaturges, en particulier parmi la catégorie des novi sancti : à vrai dire, cette émulation entre saints reflète avant tout une situation de concurrence entre les sanctuaires ; mais elle a pour effet de nous procurer à l’occasion des informations sur le sanctoral populaire local.
Dans les premiers jours de juillet 1330, alors que siège à Tréguier la commission d’enquête sur la vie et les miracles de l’ancien official du lieu, plusieurs habitants de Pleslin, au diocèse de Saint-Malo, entreprennent d’amener un des leurs parents, un certain Guillaume Chonet, qui était victime depuis dix ou quinze jours d’un accès de folie furieuse, jusqu’au tombeau d’Yves de Kermartin, pour obtenir la guérison du malade : ce dernier avait été voué au thaumaturge trégorois au travers de l’engagement de sa famille de l’amener ou de le faire amener à Tréguier ; mais à peine la petite troupe s’est-elle mise en route que déjà Guillaume recouvre la santé, à une lieue à peine de Pleslin, sur le route de Saint-Brieuc[1]. L’anecdote présente beaucoup d’intérêt, car elle nous donne, à l’échelon d’un petit ‘pays’ de Haute-Bretagne, des informations sur les dévotions qui avaient cours à l’époque parmi la population locale : un des frères de Guillaume, Etienne, qui témoigne devant les commissaires de Tréguier, précise en effet que le malade avait été précédemment voué et amené « à saint Jacut, à saint Lunaire et à saint Guillaume, audit diocèse de Saint-Malo »[2] ; mais ces différents pèlerinages s’étaient révélés vains. Les chef-lieux du culte de saint Jacut et de celui de saint Lunaire, respectivement l’ancienne abbatiale de Saint-Jacut-de-l’Isle, aujourd’hui l’église paroissiale de Saint-Jacut-de-la-Mer, et l’église paroissiale de Saint-Lunaire, faisaient alors partie, tout comme Pleslin, du doyenné du Poudouvre, autrement dit l’ancien pagus aquarum que mentionne la vita de saint Jacut [BHL 4113-4114] du XIIe ou du XIIIe siècle dans son état atuel[3] ; quant à saint Guillaume, évêque de Saint-Brieuc[4], il était honoré dans l’église de Pleurtuit[5], paroisse du même doyenné, qui disputait à celle de Saint-Alban, dans le diocèse de Saint-Brieuc, l’honneur d’avoir vu la naissance du saint[6].
Nous avons donc affaire aux véritables saints tutélaires du Poudouvre : les deux premiers appartiennent à la tradition ancestrale, le troisième est un novus sanctus ; mais la population locale à l’époque les considérait tous les trois comme ses intercesseurs privilégiés. Si l’on est mal renseigné sur le développement au demeurant tardif et restreint du culte de saint Jacut[7], différents indices donnent à penser que celui de saint Lunaire a connu « un regain de vigueur » à partir du milieu du XIIIe siècle, sous l’influence de la dynastie seigneuriale du lieu, les Pontual, et de son plus illustre représentant, Geoffroy, qui occupait alors le siège de Saint-Malo[8]. En 1230, les persécutions de Pierre de Dreux avaient contraint le prélat à l’exil : Geoffroy s’était réfugié, avec ses chanoines, en Normandie, dans la province ecclésiastique de Rouen[9] ; or, les moines cisterciens de Bonport, au diocèse d’Evreux, étaient peut-être dès cette époque en possession d’une vita ancienne de saint Lunaire, que Geoffroy a pu consulter, voire copier, et dont l’essentiel se retrouve dans un légendier de l’abbaye du milieu du XIVe siècle[10]. En tout état de cause, la dynamique du culte de saint Lunaire s’est vue durablement relancée comme en témoigne la concession faite en 1333 par le duc Jean III en faveur d’Alain de Pontual, d’une foire annuelle devant se tenir le jour de la fête du saint[11]. Vers la fin du XIVe siècle, la famille de Pontual et celle de Pontbriand, dont plusieurs membres avaient rallié le camp blésiste pendant la guerre de succession de Bretagne[12], s’étaient même « réservé l’exclusivité des sépultures auprès du cénotaphe du saint » [13] : ainsi, ce monument a toute chance d’avoir été élevé à leur initiative[14] ; du moins « s’inscrit-il dans le mouvement de promotion des saints locaux qui constitue un des thèmes de la propagande des partisans de Charles de Blois (+ 1364) »[15]. Quant à saint Guillaume, on constate que sa renommée locale, peut-être liée là encore à l’influence de la famille de Pontbriand qui revendiquait la fondation de la chapelle du saint dans l’église de Pleurtuit[16], avait suffisamment grossi depuis sa canonisation en 1247 pour que son nom soit donné lors de leur baptême à des enfants nés vers la fin du XIIIe siècle : c’était le cas de Guillaume Chonet, âgé d’environ 40 ans en 1330. La dévotion de ce dernier à l’endroit de son saint patron constitue donc un témoignage précoce d’un type de relation privilégiée qui s’instaure au bas Moyen Âge entre le saint et celui qui porte son nom et dans laquelle ce patronage céleste vient renforcer le parrainage terrestre[17]
Enfin, grâce aux indications données par Etienne Chonet, le frère de Guillaume, nous disposons pour saint Jacut d’une première attestation de sa spécialité thérapeutique, bien connue à l’époque moderne : en effet, « outre que sa fontaine, située dans l’enceinte de l’abbaye, avait la vertu de guérir divers maux, il existait dans l’église abbatiale, à l’endroit présumé de son tombeau, un bassin rempli d’une “eau forte”, où l’on plongeait les démoniaques et les fous »[18] ; mais cette spécialisation n’était pas encore intervenue à l’époque où travaillait l’hagiographe, qui privilégie le rôle joué par le saint lors des épidémies. En ce qui concerne Lunaire, le saint « est surtout invoqué par les marins pour se préserver du naufrage et est essentiellement connu comme intercesseur privilégié pour les maladies oculaires »[19] : cette dernière spécialité — renforcée comme il se voit souvent par un jeu de mots tardif, en l’occurrence sur Lunaire/lunettes — paraît découler du miracle de nature évangélique rapporté dans la vita du saint[20].

©André-Yves Bourgès 2011


[1] Monuments originaux de l’histoire de saint Yves, publiés par A. de la Borderie, J. Daniel, R.P. Perquis, et D. Tempier, Saint-Brieuc, 1887, p. 174-175.
[2] Ibidem, p. 176 : « ad sanctum Jagu et ad sanctum Leonorium et ad sanctum Guillelmum dicte Macloviensis diocesis ».
[3] « Vita ss. Jacuti et Guethenoci », Catalogus codicum hagiographicum latinorum antiquorium saeculo XVI qui asservantur in bibliotheca nationali Parisiensi, t. 1, Paris-Bruxelles, 1889, p. 583 : « Illud quoque non debet fidelium memoriam effugere, quod in vicinia territorii quod dicitur aquarum, eo quod duobus fluminibus cingitur, scilicet Rinetio et Arganona, dicitur evenisse ».
[4] A.-Y. Bourgès, « Le dossier hagiographique de Guillaume, évêque de Saint-Brieuc », Mémoires de la Société d'émulation des Côtes d'Armor, t. 140 (2012) [Mémoires de l'année 2011], p. 22.
[5] A. Guillotin de Corson, Pouillé historique de l’archevêché de Rennes, t. 5, Rennes-Paris, 1884, p. 495.
[6] J. Arnault, Saint Guillaume, évêque de Saint-Brieuc 1184-1234. Son temps, son œuvre, son culte, Saint-Brieuc, 1934, p. 53-54.
[7] M. Debary, « Saint Jacut et les origines de l’abbaye de Saint-Jacut-de-la-Mer », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 49 (1969), p. 149-157.
[8] A. Carrée et B. Merdrignac, La Vie latine de saint Lunaire. Textes, traduction, commentaires, s.l. [Landévennec], 1991 (= Britannia Monastica, vol. 2), p. 22.
[9] B. Pocquet du Haut-Jussé, Les papes et les ducs de Bretagne. Essai sur les rapports du Saint-Siège avec un État, 2e édition, Spézet, 2000, p. 77.
[10] Ms Paris, BNF, lat. 5317, f. 67-f. 79 v.
[11] A. Carrée et B. Merdrignac, La Vie latine de saint Lunaire…, p. 22.
[12] J.-Y. Copy, Art, société et politique au temps des ducs de Bretagne. Les gisants haut-bretons, Paris, 1982, p. 95.
[13] A. Carrée et B. Merdrignac, La Vie latine de saint Lunaire…, p. 76.
[14] J.-Y. Copy, Art, société et politique au temps des ducs de Bretagne…, p. 96.
[15] A. Carrée et B. Merdrignac, La Vie latine de saint Lunaire…, p. 76.
[16] A. Guillotin de Corson, Pouillé historique de l’archevêché de Rennes, t. 5, Rennes, 1884, p. 496.
[17] Cette réflexion résulte de discussions avec P. Y. Quéméner, dont le travail en cours sur les rapports entre ‘prénomination’ et culte des saints devrait constituer un apport très important pour les études hagiologiques.
[18] B. Tanguy, Dictionnaire des noms de communes, trêves et paroisses des Côtes-d’Armor, s.l. [Douarnenez], 1992, p. 291. Le folkloriste P. Sébillot, « L’eau et la fontaine de Saint-Jacut », Revue des traditions populaires, t. 27 (1912), p. 252, mentionne au nombre de ces maux divers la rage et la folie, en s’appuyant sur le témoignage de dom Noël Mars, historien de l’abbaye au XVIIe siècle.
[19] G. Pain, Actualisation du Mémento des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne de l’abbé Duine. Première partie : les fondateurs et les primitifs Ve-Xe siècles. Chapitre 3 : textes postérieurs à l’exode général du Xe siècle. Section 2 : Abbés, moines ou autres munis d’une vita, notices 72 à 86 [dactylographié], Rennes, 1996 (mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de B. Merdrignac, université de Haute-Bretagne), p. 131.
[20] A. Carrée et B. Merdrignac, La Vie latine de saint Lunaire…, p. 82-84, 145-147 (texte latin) et 145*-147*.

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