"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

21 mai 2009

A propos de la Translatio sancti Mathaei



     Malgré des critiques sévères à son encontre, un ouvrage fascinant, qui fait le récit des translations successives de saint Matthieu, retient toujours l’attention des historiens de la Bretagne ; et certains d’entre eux continuent même, assez imprudemment semble-t-il, à l’inclure parmi les sources de leurs travaux. Cet ouvrage nous intéresse plus particulièrement, d’abord parce il s’agit d’un monument littéraire dont l’ombre s’étend sur la production hagiographique et historiographique bretonne du bas Moyen Âge ; et aussi parce qu’il rapporte une légende très séduisante, dont l’attrait aurait dû s’exercer profondément sur les populations, au profit du pèlerinage que les moines de Fine-Terre ont essayé de développer à la même époque. Or, nous n’avons pas de preuve directe de l’existence de ce pèlerinage avant les dernières décennies du XIVe siècle[1] ; et lorsqu’un témoin tardif et d’ailleurs peu objectif, Albert Le Grand, prétend en 1636 qu’il s’agit de « l’un des plus célèbres de la province »[2], le flot pérégrin vers l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre est déjà tari[3].


     Les éléments du dossier littéraire


     Nous avons affaire en réalité à deux textes distincts. Le premier est intitulé Sermo venerabilis Paulini Legionensis britannicae urbis episcopi, de translatione sancti Mathei apostoli ab Ethiopia in Britanniam, itemque de Britannia in Italiam ; le second porte un titre plus conventionnel : In translatione sancti Mathei apostoli et evangelistae. Seul le Sermo, dont la paternité reviendrait, si du moins notre traduction est exacte, à un « évêque de la ville bretonne du vénérable Paulin de Léon », intéresse la Bretagne ; l’autre texte raconte la découverte subséquente en 954 des reliques de saint Matthieu en Lucanie et leur transfert à Salerne. Suite au travail du P. Baudouin De Gaiffier[4], la plupart des commentateurs admettent que ces deux textes, transcrits à la suite l’un de l’autre par deux mains différentes dans le manuscrit n°101 du Mont Cassin (du XIe siècle), ont été rédigés vers l’an 1000 par le même auteur, en l’occurrence un clerc salernitain anonyme, lequel a résisté jusqu’ici aux différentes tentatives d’identification[5]. Il reste à expliquer comment celui-ci s’est procuré les éléments qui lui ont permis de composer le texte du Sermo qu’il a attribué à l’évêque breton.

     Pour ceux qui, avec le regretté Gw. Le Duc[6], tiennent que la vita de saint Goëznou a été écrite en 1019, Guillaume, le biographe du saint « nous apprend que 7 ans avant 1019, soit en 1012, l’évêque de Léon, Eudo, serait allé chercher des petits morceaux (particula) de reliques à Salerne »[7]. « Dès lors, pourquoi s’évertuer à chercher comment ces contacts entre le Léon et l’Italie ont pu se produire ? Il est assez évident que le contact a été direct entre un évêque de Léon, nommé ou plutôt surnommé ici Paulinus, et le rédacteur italien du texte »[8]. Le surnom Paulinus résulte d’une confusion : « On est passé du génitif Paulini Legionensis Britannice urbis episcopi, « évêque de Paulin-de-Léon » compris (parce que le texte est en fait équivoque) comme « évêque Paulin de Léon » dans l’incipit, à episcopo Paulino dans l’explicit du texte, où Paulinus devient un nom »[9]. Or, un contact direct, un échange de propos, une conversation entre amateurs lettrés, tels qu’on peut les imaginer entre le prélat breton et le clerc salernitain, auraient du préserver ce dernier d’un contresens aussi grossier ; il faut donc plutôt envisager que celui-ci résulte de l’interprétation fallacieuse d’un récit qui se présentait sous forme écrite.

     Pour ceux qui ont ignoré la vita de saint Goëznou, ou bien qui ne connaissaient pas la totalité du texte conservé[10] ; ou encore, pour ceux qui font remarquer que la formule employée par Guillaume n’implique nullement que l’évêque Eudo se soit rendu à Salerne[11] ; ou enfin pour ceux, parmi lesquels nous nous rangeons[12], qui, à la suite des critiques vigoureuses et salutaires dont ce texte a été l’objet, estiment qu’il est désormais impossible de faire fond sur la date nettement controuvée de 1019 et lui préfèrent celle de 1199[13] ¾ ce qui accessoirement permet de situer en 1192 la réception des reliques de saint Matthieu en Léon[14] ¾ le point de contact est plutôt à rechercher du côté des monastères ligériens de Fleury, de Micy ou du Mont-Glonne.

     Des relations durables entre Fleury et Salerne ont été établies dès la fin de la première moitié du Xe siècle : Odon de Cluny, réformateur de Fleury et qui était encore à la tête de cette communauté en 942, avait en effet tissé des liens d’amitié avec Jean, abbé de Saint-Maxime de Salerne, à qui l’on doit d’ailleurs la vita sancti Odonis [BHL 6292-6297] dans laquelle il est assez largement question de l’histoire de Saint-Benoît de Fleury ; par ailleurs, sensiblement à la même époque, l’abbaye ligérienne entretenait des relations avec la Bretagne et plus particulièrement avec le siège épiscopal de Léon, dont deux titulaires, Hesdren et Mabbon, vinrent terminer leurs jours sous l’habit monastique à Fleury, où ils amenèrent reliques[15] et manuscrits[16]. On ne sait pas pourquoi ses fonctions d’évêque de Léon furent résignées vers 960 par Mabbon. Quelques vingt années auparavant siégeait à Saint-Pol-de-Léon Hesdren, qui fut désigné vers 940 par Alain Barbetorte pour occuper le siège épiscopal de Nantes, et qui peut-être amena en ce lieu, entre autres reliques léonardes, le « chef » de saint Paul Aurélien[17] ; le successeur de Hesdren à la tête de l’évêché de Léon fut un certain Conan, dont on ne sait rien. Vers 960 Hesdren avait quitté Nantes, suite à des difficultés avec ses diocésains, et, au témoignage de la Chronique de Nantes, s’était replié à Saint-Pol-de-Léon[18] : si rien ne prouve qu’il ait récupéré, à l’occasion de son retour, le siège épiscopal qu’il avait autrefois occupé et sur lequel Mabbon, semble-t-il, était alors assis, il n’est pas possible pour autant d’exclure cette hypothèse. A. Oheix pensait que les deux prélats se retirèrent à Fleury ensemble et d’un commun accord[19]. Mais il faut également envisager que Hesdren soit précisément revenu à Saint-Pol-de-Léon pour remplacer Mabbon après que ce dernier eut rejoint le monastère ligérien ; puis, sous la pression d’une nouvelle poussée normande en Léon, Hesdren aurait lui aussi finalement décidé de se retirer dans la même abbaye. En tout cas, les sources indiquent qu’il avait apporté à Fleury sous l’abbatiat de Richard (vers 963-978) les reliques de saint Maur martyr[20]. Le culte de saint Maur en Bretagne concerne moins ce dernier que le disciple de saint Benoît honoré au monastère de Glanfeuil et a surtout diffusé à partir du IXe siècle, après que les moines de cette abbaye eussent été mis en possession, par un puissant propriétaire foncier du nom d’Anowareth, de la grande ploue d’Anast, aujourd’hui la commune de Maure-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine).

     En ce qui concerne l’abbaye Saint-Mesmin de Micy, à une trentaine de kilomètres de celle de Fleury et qui eut de nombreux rapports avec cette dernière à défaut de contacts directs avec Salerne, ses relations avec la Bretagne sont également bien attestées : au témoignage de Létald, dont la formation à Fleury en compagnie du célèbre Abbon, futur abbé du lieu, ne fait pas de doute[21] et qui est l’auteur du Livre des miracles de saint Mesmin, un évêque nommé Benoît (Benedictus), venant de chez les Bretons, acheta vers 940-945 de l’évêque d’Orléans Ermenthaeius le monastère de Micy, pour la somme de trente livres d’argent[22] ; mais peu de temps après, gagné peut-être par le mal du pays, l’évêque Benoît retourna en Bretagne (sed Benedictus episcopus pauco admodum tempore in loco Miciacensi conversatus rursus patriam visistans in Britanniis reversus est)[23]. Aussitôt après, un curieux chassé-croisé amena à Micy un abbé du nom de Jacob (Jacob quidam abbas), précédemment installé en Berry (cum in pago Biturigo conversaretur) et qui devait être lui aussi un Breton, revenu dans sa patrie depuis l’outre mer (transmaritanus in patria). Jacob fit à son tour l’acquisition de l’abbaye de Micy, parce qu’il avait été touché par la réputation du lieu (fama permotus) ; et le même évêque Ermenthaeius d’empocher au passage soixante livres. A la même époque, Jacob fut désigné par le duc Alain Barbetorte en personne pour remplacer l’évêque Conan sur le siège de Léon. Là encore, comme en ce qui concernait Hesdren et outre le fait que Jacob était très riche, le souverain breton devait avoir de bonnes raisons de procéder à cette désignation : le qualificatif transmaritanus permet en effet de supposer que Jacob avait passé plusieurs années en Grande-Bretagne, à l’époque où Alain Barbetorte était lui même accueilli à la cour du roi saxon Athelstan. Cependant Jacob continua de vivre dans son abbaye, où il mourut vers 950, sans avoir jamais rejoint son siège épiscopal (sed in loco Miciacensi usque ad vitae terminum perseveravit)[24] ; son successeur paraît avoir été Mabbon[25]. Même si son choix de rester à Micy lui fut peut-être été dicté par des considérations de nature politique sur la situation en Bretagne à l’époque ou bien par de solides préjugés à l’encontre de ses compatriotes, il n’était pas impossible à Jacob, devenu évêque de Léon, d’entretenir des contacts avec la Bretagne en général et avec son diocèse en particulier.

     Le monastère du Mont-Glonne, dit encore Saint-Florent-le-Vieil, n’était plus, vers l’an mil, qu’un prieuré dépendant de l’abbaye Saint-Florent de Saumur. En effet, au milieu du IXe siècle, le site s’étant retrouvé sous la menace permanente de vikings qui avaient établi leur camp au pied même du monastère, les moines préférèrent quitter les lieux ; un siècle devait passer avant qu’ils ne vinssent relever de ses ruines l’antique abbaye dont ils firent une dépendance de celle qu’ils avaient entre temps établie à Saumur. La petite communauté du Mont-Glonne se vit confier aux années 992-993[26], une relique insigne, en l’occurrence le « chef » de saint Paul Aurélien, conservé jusque là au château du Bouffay, à Nantes[27]. Les circonstances de cette translation sont assez bien connues par le récit qui en est fait dans la chronique de l’abbaye, dite de l’abbé Michel, du nom de son ultime rédacteur. C’était l’époque où présidait aux destinées de Saint-Florent un nommé Robert de Blois , lequel devait bientôt cumuler cette charge abbatiale avec celle de Micy[28]. Le scriptorium de ce dernier monastère, on l’a vu, comptait alors parmi ses ouvriers les plus actifs et les plus compétents l’auteur du Livre des miracles de saint Mesmin, Létald ; et c’est à ce dernier qu’il faut attribuer le récit versifié du pillage du monastère du Mont-Glonne par les Bretons de Nominoë, pièce poétique qu’on appelle habituellement les Versiculi. Sans doute Létald avait-il été chargé de la composition de cet ouvrage par l’abbé Robert[29], lequel ne disposait pas à Saint-Florent d’un écrivain aussi talentueux ; ce qui permettrait de dater la rédaction du poème entre 1001, date de la promotion de Robert à l’abbatiat de Micy, et 1004, quand le bouillant Létald chercha en vain à soulever les religieux du lieu contre leur abbé. En tout cas, le « chef » de saint Paul Aurélien fut aussitôt après sa réception l’objet de la vénération de pèlerins bretons, des Léonards notamment, bons connaisseurs de la « légende » du patron de leur diocèse : la chronique de l’abbaye mentionne ainsi un « moine des Bretons, venant au Mont-Glonne » (quidam Britannorum monachus, Glonnam veniens) et qui, afin de prouver l’authenticité de la relique, « fournit un indice décisif à son identification : le crâne présentait à l’arrière une légère usure pour avoir été porté en procession, placé dans une chasse contre la « cloche de Marc, jadis roi »[30].


     Létald de Micy


     A Fleury, à Micy et au Mont-Glonne, nous avons à chaque fois croisé Létald. Vraisemblablement formé à Fleury, c’est vraisemblablement à Fleury, où il avait gardé de solides amitiés dont celle d’Abbon, qu’il vint chercher refuge après que sa tentative de soulèvement en 1004 contre l’abbé de Micy, Robert, eût échoué[31] ; en tout état de cause, c’est probablement à Fleury qu’il mourut[32]. Létald portait le nom de Micy, parce qu’il avait été reçu par les moines du lieu dès son plus jeune âge, vers le milieu du Xe siècle, et c’est à Micy qu’on le retrouve dès 973 en charge de la chancellerie de l’abbaye ; jusqu’aux incidents qui l’opposèrent à son abbé, c’est là qu’il a vécu et qu’il a composé, entre autres ouvrages, le célèbre Livre des miracles de saint Mesmin, patron du monastère. Au Mont-Glonne, Létald s’empara des traditions locales, qui évoquaient les difficultés rencontrées au IXe siècle par les moines dans leur voisinage avec les vikings ; mais sans doute le but poursuivi dépassait-il les préoccupations poétiques dont témoignent les Versiculi : ce poème en effet est une attaque en règle contre les Bretons dont Létald flétrit la rapacité et la brutalité et dont il raille au passage le chef Nominoë, présenté comme un paysan enrichi par la découverte fortuite d’un trésor. Or il n’est nullement prouvé que l’abbaye du Mont-Glonne ait été pillée et encore moins incendiée par les troupes de Nominoë ; et celui-ci, au contraire, l’avait comblée de ses bienfaits[33] : c’est donc que Létald nourrissait un ressentiment particulier contre les Bretons qu’il conviendrait peut-être d’expliquer par la situation politique de son époque. En tout cas, il faut souligner l’intérêt porté par Létald au monastère du Mont-Glonne[34], en même temps qu’à l’histoire de Bretagne, même si l’attraction pour cette matière s’accompagnait d’une répulsion marquée pour certains comportements bretons.

     L’omniprésence de cet « hagiographe patenté » a suggéré que Létald pouvait être également l’auteur du Sermo ; et dom M. Simon, en rapprochant ce dernier texte des Versiculi, a résumé les principaux arguments en faveur d’une telle identification : il faut souligner dans les deux textes une certaine connaissance de la matière bretonne, mais en même temps très approximative, ainsi que « le peu de sympathie pour les Bretons (dans les Versiculi, gens crudelissima, vere bruta et ici gens atrocissima) et la forme Britones/Britonum constamment utilisée pour les désigner »[35]. Il faut enfin rappeler que Létald écrivait lui aussi aux alentours de l’an mil, tout comme l’auteur du Sermo. Mais, pour le reste, il est assez difficile de reconnaître dans ce dernier texte la manière habituelle et les thèmes de prédilection de Létald ; et, après discussion, le promoteur de ce rapprochement a finalement renoncé à son hypothèse[36]. Pour notre part, nous pensons qu’elle mérite un nouvel examen.


     Circonstances de la composition du Sermo


     Sur la réalité historique des différentes translations de saint Matthieu, la critique a beaucoup progressé depuis les dernières années et s’est faite, à cette occasion, plus radicale et en même temps plus convaincante. Cependant, les chercheurs, même parmi ceux qui ont finalement admis que le Sermo était un document sans valeur historique, n’ont pas tous abouti à la même et seule conclusion possible : à savoir, qu’il n’y avait pas eu translation des reliques de saint en Bretagne au IXe siècle[37].

     En 1980, et encore en 1981[38], dans la logique d’une interprétation large des documents existants, le regretté L. Fleuriot croyait pouvoir reconstituer la chronologie des mouvements erratiques dont auraient été agitées les reliques de l’Évangéliste : translations successives d’Ethiopie en Bretagne en 855, puis de Bretagne en Lucanie en 903, enfin de Lucanie à Salerne en 954 ; en 1012, nouvelle translation en Bretagne pour une partie de ces reliques, tandis que l’autre partie devait faire en 1080 l’objet d’une inventio à Salerne en 1080. Dès 1985, J. C. Poulin déclarait ne pas voir « comment on peut reconstituer le “cadre chronologique précis” d’événements du Ve ou du IXe siècle par l’addition mécanique des indications de chroniques tardives (XIIe siècle) aux sources mal élucidées ; si les Chroniques de Saint-Maixent d’une part, et de Quimperlé d’autre part, ne contredisent pas le Sermo et la Translatio Matthaei, ne serait ce pas qu’elles en dépendent tout simplement ? »[39] Dix ans plus tard le regretté H. Guillotel, outre le témoignage de ces deux chroniques, prend en compte deux compositions annalistiques qui font également mention du transfert des reliques de saint Matthieu d’Ethiopie en Bretagne : « à n’en pas douter », écrit-il, « ces textes procèdent d’une source commune, mais qui n’a pas été acceptée de la même façon par tous » ; et de conclure « que ces différentes mentions plaçant la venue du corps de saint Matthieu paraissent procéder du Sermo venerabilis Paulini Legionensis »[40].

     Nous voilà donc ramené au Sermo, sans nul doute écrit à Salerne, mais dont la source contenait incontestablement des éléments empruntés à la matière historique et culturelle bretonne et devait se présenter sous la forme d’un document écrit. Le mot sermo, quant à lui, se rapporte expressément à la « parole » ; peut-être faut-il privilégier le sens plus précis et donc plus étroit de « sermon », dont subsisteraient quelques vestiges telle la doxologie finale (ad laudem et gloriam Domini et Salvatoris Nostri Ihesu Christi qui cum Patre et Spiritu Sancto vivit et regnat Deus in saecula saeculorum. Amen). Ce « sermon » a pu être effectivement entendu vers le milieu du Xe siècle, à Fleury ou à Micy, dans la bouche même d’un évêque de Saint-Pol-de-Léon, soit Mabbon ou Hesdren, soit encore Jacob ; et faire l’objet d’une première mise en forme que l’auteur salernitain du Sermo a ensuite adaptée. Ou bien le « sermon » a pu être recueilli aux alentours de l’an mil, au Mont-Glonne, auprès de ce moine bien informé des traditions léonardes dont la chronique de l’abbaye a gardé le souvenir.

     Cette dernière hypothèse a notre préférence : elle préconise que le Sermo est l’aboutissement d’une tradition littéraire complexe ; et elle nous encourage à reconstituer les étapes qui, sur quelques années aux alentours de l’an mil, jalonnent cette tradition. Ainsi, selon nous, il y aurait eu d’abord le récit fait sur place, dans sa cathédrale, par le prélat, entendu et transmis par le religieux léonard venu au Mont-Glonne honorer le « chef » de saint Paul Aurélien. Le même récit, mémorisé puis raconté par un moine du lieu, aurait fait alors l’objet sur place d’une première mise par écrit : c’est ce supposé texte intermédiaire de la tradition littéraire du Sermo que nous sommes, pour notre part, tenté d’attribuer à Létald de Micy ; ainsi, ce dernier, après les Versiculi, pouvait à nouveau étaler ses connaissances, d’ailleurs toutes relatives, de l’histoire de la Bretagne au IXe siècle et surtout, une nouvelle fois, « régler leur compte » aux Bretons. Ensuite, ce texte aurait fait étape à Fleury où, comme nous l’avons dit, Létald avait peut-être trouvé refuge après sa tentative de soulèvement contre son abbé. Enfin, après avoir été éventuellement modifiée à Fleury, la composition de Létald aurait été finalement transmise à Salerne où elle devait connaître sa mise en forme définitive ¾ soit cinq ou six intervenants, au moins, dans le processus de création littéraire dont résulte, selon nous, le Sermo. Pourtant, à bien y regarder, ce dernier texte ne contient pas beaucoup plus d’invraisemblances que la production hagiographique strictement bretonne.

     Le Sermo est donc difficilement utilisable en l’état et sa critique est particulièrement malaisée, parce que le matériau breton qu’il contient a déjà fait l’objet, il y a mille ans, de plusieurs traitements successifs, dont on peut imaginer les effets largement déformants. S’il est sans doute illusoire de vouloir en extraire une chronologie fiable des différentes translations de saint Matthieu, il est intéressant de mesurer l’influence de cet ouvrage sur la production littéraire de la Bretagne au bas Moyen Âge, après que le Sermo eût été apporté, sans doute en même temps que les reliques de l’Evangéliste, vers la fin du XIIe siècle, à l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre (où pouvait encore le consulter, trois siècles plus tard, l’historien Pierre Le Baud[41]) ; et de rechercher en particulier comment ses éléments bretons étaient compris par ceux de nos hagiographes qui en avaient eu connaissance.

    
© André-Yves Bourgès 2009



[1]
Abbé P. Peyron, « Actes du Saint-Siège », dans Bulletin de la commission diocésaine, 12e année (1912), p. 286 (n° 408), 2 août 1372 : [pons] de Landerneau ubi magnus concursus est peregrinorum euntium ad ecclesias beatorum Michaelis in monte Gargano et Mathei in finibus terrarum.

[2]
Albert Le Grand, Les Vies des saints de la Bretagne armorique, 4e éd. [par D. Miorcec de Kerdanet], Brest-Paris, 1837, p. 772.

[3]
L’ouvrage récent et bien documenté de G. Provost, La fête et le sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1998, ne fait pas mention de ce pèlerinage.

[4]
B. De Gaiffier, « Hagiographie salernitaine. La Translation de S. Matthieu », dans Analecta Bollandiana, t. 80 (1962), p. 82-110.

[5]
Idem, p. 96-104.

[6]
Gw. Le Duc, « La Translation de saint Mathieu », dans Saint-Mathieu de Fine-Terre. Actes du colloque 23-24 septembre 1994, s.l. [Plougonvelin], 1995, p. 49-73.

[7]
Idem, p. 53.

[8]
Idem, p. 56.

[9]
Idem, p. 57, n. 40.

[10]
C’est notamment le cas de B. De Gaiffier.

[11]
D’autant plus qu’il est également question du rapatriement de reliques de saint Paul Aurélien, conservées quant à elles, à l’abbaye de Fleury depuis que Mabbon, évêque de Léon, les y avait amenées vers 960 (voir infra n. 15). Les reliques de saint Paul Aurélien et celles de saint Matthieu « ont été rapportées dans notre diocèse », dit le biographe de saint Goëznou (in nostram patriam sunt delatae), « du fait de ton zèle, vénérable Eudo » (tuo labore, venerabilis Eudo).

[12]
A.-Y. Bourgès, Le dossier hagiographique de saint Melar. Textes, traduction, commentaires, Landévennec-Lanmeur, 1997 (Britannia monastica, vol. 5), p. 199-203 et 225-231.

[13]
H. Guillotel, « Les vicomtes de Léon sont-ils les fondateurs de l’abbaye de Saint-Mathieu ? », dans Saint-Mathieu de Fine-Terre. Actes du colloque 23-24 septembre 1994, s.l. [Plougonvelin], 1995, p. 140.

[14]
Ce qui est implicitement confirmé par l’exposé d’une charte donnée en 1206 par Hervé de Léon en faveur de l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre : « le premier des seigneurs léonnais de cette époque, je fus présent à la réception et à la vénération du chef sacrosaint du bienheureux Matthieu apôtre et évangéliste » (primus dominorum leonensium tunc temporis, receptioni ac venerationi sacrosancti capitis beati Mathaei apostoli et evangelista interfui). Une édition de cette charte a été donnée (avec traduction) par le chanoine A. Villacroux, dans Saint-Mathieu de Fine-Terre. Actes du colloque 23-24 septembre 1994, p. 344-345.

[15]
Un calendrier de Fleury du XIVe siècle porte à la date du 18 mars : Mabo et Edram qui attulerunt corpora sanctorum Pauli et Mauri. Aimoin rapporte dans le livre III, chapitre 11, des Miracula sancti Benedicti l’arrivée à l’abbaye des reliques de saint Paul Aurélien, apportées par l’évêque Mabbon ; la présence de celles de saint Maur est également signalée par Aimoin au livre II, chapitre 19, du même ouvrage. Mais il faut attendre près d’un siècle pour que plusieurs chroniques de l’abbaye, qui suivent ou qui inspirent Raoul Tortaire, auteur d’une Passio sancti Mauri martyris, attribuent à Hesdren, présenté comme un pontifex fuyant la Britannia devant une incursio normannica, le transfert des reliques de saint Maur, martyr d’origine africaine, à Fleury.

[16]
Un des volumes de l’ancienne bibliothèque de Fleury, aujourd’hui ms. Berne, Bürgerbibliotek, n°277, porte l’indication suivante : Hunc codicem Mabbo episcopus dedit sancto Benedicto.

[17]
Y.-P. Castel-Kergrist, « Les reliques de Paul Aurélien », dans Sur les pas de Paul Aurélien. Colloque international Saint Pol-de-Léon 7-9 juin 1991, Brest-Quimper, 1997, p. 105-106.

[18]
R. Merlet [éd.], La Chronique de Nantes, Paris, 1896, p. 104.

[19]
L’essentiel de ces différents éléments prosopographiques est tiré du travail de A. Oheix, « Les évêques de Léon aux Xe et XIe siècle », dans Bulletin de l’Association bretonne, t. 30 (1911), p. 243-244.

[20]
A. Vidier, L’historiographie à Saint-Benoît-sur-Loire et les miracles de saint Benoît, Paris, 1965, p. 98-99.

[21]
Dom M. Simon, « Létald de Micy, histoire ou fantaisie ? », dans Mélanges François Kerlouégan, Besançon-Paris, 1994, p. 569-570.

[22]
Liber miraculorum sancti Maximi, abbatis Miciacensis, dans Patrologie latine, t. 137, col. 808.

[23]
Idem, col. 809.

[24]
Idid.

[25]
A. Oheix, « Les évêques de Léon aux Xe et XIe siècle », p. 243.

[26]
B. Tanguy, « La cloche de Paul Aurélien », dans Mélanges François Kerlouégan, p. 615.

[27]
Edition annotée du passage concerné (avec traduction) par D. B. G. [Denis-Bernard Grémont], « Paulus Aurelianus ou Paulennanus, premier évêque de Léon », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 101 (1969), p. 163-165.

[28]
Sur ce personnage, consulter l’article parfois fautif de B. S. Bachrach, « Robert of Blois Abbot of Saint-Florent de Saumur and Saint-Mesmin de Micy (985-1011). A Study in Small Power Politics », dans Revue Bénédictine, t. 88 (1978), p. 123-146.

[29]
T. Head, « Letaldus of Micy and the Hagiographic Traditions of Selles-sur-Cher », dans Analecta Bollandiana, t. 107 (1989), p. 395.

[30]
B. Tanguy, « La cloche de Paul Aurélien », p. 616.

[31]
J.-P. Bonnes, « Un lettré du Xe siècle. Introduction au poème de Létald », dans Revue Mabillon, t. 33 (1943), p. 26-29, préconise que Létald se retira auprès de l’évêque du Mans, Avesgaud, pour lequel il aurait alors composé la vita S. Juliani Cenomanensis [BHL 4544]

[32]
Le nom de Letaldus monachus avec la mention obiit figure dans le titulus rédigé à Fleury pour le rouleau des morts de Guifré, comte de Cerdagne (1050-1051), rouleau initié à l’abbaye Saint-Martin-du-Canigou : voir A. Vidier, L’historiographie à Saint-Benoît-sur-Loire et les miracles de saint Benoît, p. 122-123.

[33]
F. Lot, « Nominoë et le monastère de Saint-Florent-le-Vieil », dans Annales de Bretagne, t. 22 (1906-1907), p. 247-263.

[34]
Dom M. Simon, « Létald de Micy, histoire ou fantaisie ? », p. 571, souligne à propos de ces relations entre Létald et les moines du Mont-Glonne : « est-ce un hasard si le manuscrit latin 5230 A de la Bibliothèque Nationale, XIe-XIIe siècle, où se trouve le poème de Létald de quodam piscatore porte l’ex-libris de Saint-Florent-le-Vieil ? ».

[35]
Idem, p. 573.

[36]
Il s’agit de M. Pierre Martin, étudiant en histoire à l’université de Brest, au travers de son mémoire de maîtrise intitulé Translatio sancti Mathei, fantaisie d’un moine lettré ? et soutenu en 1992.

[37]
L’exemple nous en est fourni par l’article de Gw. Le Duc, « La translation de saint Mathieu », p. 72-73.

[38]
L. Fleuriot, « Sur trois textes bretons en latin du Xe et du début du XIe siècle, leur date, leur contenu et les sources de Geoffroy de Monmouth », dans Archéologie en Bretagne, t. 27 (1980), p. 16-27 ; « Sur quatre textes bretons en latin, le liber vetustissimus de Geoffroy de Monmouth et le séjour de Taliésin en Bretagne », dans Etudes celtiques, t. 18 (1981), p. 197-213.

[39]
J. C. Poulin, « Recherches et identification des sources de la littérature hagiographique du haut Moyen Âge : l'exemple breton », dans Revue d'histoire de l'Église de France, t. 71 (1985), p. 125.

[40]
H. Guillotel, « Les vicomtes de Léon sont-ils les fondateurs de l’abbaye de Saint-Mathieu ? », p. 144-145. Les deux autres compositions en question sont le Chronicon Britannicum et des fragments d’annales de l’abbaye de Redon.

[41]
Gw. Le Duc, « La translation de saint Mathieu », p. 65-69. Pour Gw. Le Duc qui ne veut pas que le texte en question ait été amené en Bretagne avant le XVIe siècle (p. 65), Le Baud en aurait eu plutôt connaissance à Nantes (p. 68). Mais on sait par son cahier de notes, ms. Rennes, archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, p. 51-52, que Le Baud avait effectivement dépouillé les archives de l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre ; or, après avoir signalé (p. 50) nota corpus beati mathei postmodum translatum a parthis ad salernum, il fait explicitement mention (p. 51) de la translatio beati appostoli ab ethiopia in britanniam. En fait le dépouillement effectué par Le Baud doit couvrir les p. 46 à 52 du cahier en question (les p. 46-50 correspondant à des extraits de vitae de différents saints qu’il a copiés dans un légendier de l’abbaye).

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