"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

04 mai 2008

Miracles de saint Corentin et vita de saint Ronan : l’hagiographie cornouaillaise dans le premier tiers du XIIe siècle.

Dans un article de 1998, nous avons donné les raisons de dissocier de la vita proprement dite de saint Corentin [BHL 1954], dont l’attribution à l’évêque Rainaud (1218-1245) paraît très vraisemblable, un « proto-texte » auquel l’auteur de cette vita a d’ailleurs beaucoup emprunté pour la composition de son propre ouvrage.

Le « proto-texte » en question, en dépit de sa conservation sous la forme de notes tardives et informes, peut être assez facilement reconstitué et apparaît nettement comme le récit des miracles du saint, dont la forme s’apparente non pas tant à un liber miraculorum, comme nous l’avons écrit en 1998 à la suite de son éditeur, Mme E.C. Fawtier-Jones, mais bien plutôt à un sermo épiscopal. Depuis assez longtemps on sait, grâce au travail de critique textuelle effectué par R. Largillière dans son compte rendu de l’édition concernée (1925), que ce récit de miracles est sorti de la même plume que celle qui a produit la pancarte de Quimper et la vita de saint Ronan [BHL 7336]. Ces différents textes, répétons-le, sont absolument distincts de la vita de saint Corentin mentionnée plus haut, laquelle en dépend et leur est donc indiscutablement postérieure. La vita de saint Ronan a été récemment attribuée par le regretté H. Guillotel à l’évêque Bernard dit de Moëlan (1159-1167), hypothèse intéressante mais malheureusement impossible à suivre si l’on admet que l’hagiographe est le même que le compilateur de la pancarte de Quimper : ce dernier parle en effet à deux reprises de la comtesse Judith, morte en 1063, comme d’un personnage de son temps (Judith comitissa nostri temporis mulier prudentissima et ailleurs Juzeth comitissa nostri temporis mulier religiosissima) ; en revanche, il ne revendique pas explicitement d’avoir connu Alain Cainhiart, mort en 1058. Nous proposons pour notre part de reconnaître dans l’auteur de ces différents textes l’évêque Robert (1113-1130), dont le riche parcours religieux, ainsi qu’il appert de l’évidence documentaire, permet de rendre compte de leur composition successive.

On connaît en effet l’existence d’un certain Robert, chanoine de Quimper, explicitement désigné comme l’auteur d’une charte de 1093 qui figure au cartulaire de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé (Robertus canonicus qui hanc cartam dictavit, legit et peroravit) ; le vocabulaire choisi rend compte de la procédure complexe de la composition d’un tel document et suggère que le chanoine Robert était probablement le mieux qualifié en la matière : rien ne s’oppose en conséquence à ce qu’il fût également l’auteur de la pancarte de Quimper, dont J. Quaghebeur rapporte l’époque de la rédaction vers la fin du XIe ou le début du XIIe siècle. Un ermite lui aussi nommé Robert figure en qualité de témoin avec Christian son compagnon (Rotberth heremita et Christianus socius ejus), dans un acte passé aux années 1107-1113 qui consacre la réconciliation entre l’abbaye de Quimperlé et un certain Donguallon, lequel s’était emparé indûment de biens relevant du monastère : la présence de l’ermite Robert est sans doute la marque de la considération dont il jouissait auprès du clergé cornouaillais, en particulier auprès de l’évêque Benoît, qui patronne cet accord ; mais on peut y reconnaître également la preuve de la continuité de son appartenance au chapitre cathédral. Enfin c’est encore un Robert, dont le catalogue épiscopal nous apprend qu’il « fut ermite à Loconan » (fuit heremita apud *Locunan), qui est appelé à succéder en 1113 à Benoît sur le siège de Quimper. Loconan est un village de Trébrivan (C.-d’A), à proximité du lieu-dit Le Nézert, dont le nom renvoie indiscutablement à quelque « désert » érémitique ; soulignons que les abbayes de Locmaria, à Quimper, et de Quimperlé, pour lesquelles Robert a toujours montré un vif intérêt, étaient possessionnées dans les parages immédiats de Loconan, respectivement à Quelen en Locarn (C.-d’A) ou plus vraisemblablement Quéhélen en Paule (C.-d’A.), Kerimarch en Le Moustoir (C.-d’A.), Quilliou-Suzanne et Quilliou-Guéguen, en Maël-Carhaix (C.-d’A.), d’une part, à Landugen en Callac (C.-d’A.), d’autre part.

D’un point de vue chronologique, l’identification que nous proposons n’offre pas de difficulté particulière : si l’évêque Robert, mort en 1130, est bien le même que le chanoine Robert, déjà actif en 1093, il est loisible de placer l’époque de sa naissance vers 1060, en accord donc avec la revendication du compilateur de la pancarte de Quimper d’avoir connu la comtesse Judith, même s’il n’était alors qu’un tout jeune enfant ; en revanche, il est bien le contemporain du duc Hoël et des autres membres de la dynastie comtale de Cornouaille dont les noms figurent dans ce document. La vita de saint Ronan a été composée après et d’après le cartulaire de Quimperlé, dans lequel figure la vita de sainte Ninnoc, à laquelle l’hagiographe a emprunté, selon l’opinion de R. Latouche, l’épisode de la dispute entre les comtes de Rennes, de Vannes et de Cornouaille : d’ailleurs, en 1127, au moment même où le moine Gurheden achève la compilation du cartulaire, dont l’une des pièces supposées les plus anciennes — en fait, une forgerie dont H. Guillotel, le dernier en date, a fait justice — est une notice relatant la donation de l’église de saint Ronan à l’abbaye de Quimperlé, l’évêque Robert séjourne dans ce monastère.

Prolongeant l’hypothèse de R. Latouche, nous serions aujourd’hui tenté de dire que le saint Ronan honoré en Cornouaille n’a peut-être jamais existé et que sa légende a pu être forgée aussi tardivement que les années 1125-1130, à partir d’une étymologie fallacieuse du nom Locronan : en effet, ce toponyme, comme l’ont indiqué successivement P. Grosjean, B. Merdrignac et surtout A. Deshayes, peut être interprété comme désignant le locus placé sous l’invocation d’un saint Cronan, honoré au 1er juin, dont le culte aurait ainsi couvert en Bretagne une aire assez vaste couvrant Cornouaille, Léon et Trégor ; mais l’hagiographe a prétendu y reconnaître le nom de Ronan, qui était celui d’un saint attesté avec saint Caoc (éponyme de Langueux et Trégueux) et saint Brieuc dans la série « domnonéenne » des anciennes litanies bretonnes de Saint-Martial de Limoges, conservées dans un manuscrit du XIe siècle. Principalement honoré à Hillion (C.-d’A.), à proximité de Langueux, Trégueux et Saint-Brieuc, Ronan disposait sur place d’un sanctuaire présenté comme son oratoire, amplement doté de reliques pour lesquelles il existait certainement déjà un « mode d’emploi », dont témoigne le récit du miracle du bras coupé. Pour permettre l’appropriation cornouaillaise du culte de saint Ronan, l’hagiographe a donc soigneusement présenté comme un « retour » le transfert des reliques depuis Hillion jusqu’à Quimper, avec une étape à Locronan, superfétatoire mais avant tout destinée à (ré)investir le lieu de sa dimension sacrée ; cependant, comme en témoigne la vita sur un mode très « hagiographiquement correct », ce transfert ne s’est pas fait sans susciter les protestations de ceux à qui on enlevait leur saint patron. Malgré cette perte, l’oratoire de Ronan est longtemps resté un important lieu de pèlerinage : on voit par exemple que le duc Jean IV a séjourné à Hillion pendant cinq ou six jours au début de l’été 1394 ; plus tard, sur la base d’une vague homophonie, les prélats post-tridentins qui siégeaient à Saint-Brieuc ont fini par substituer sur place le patronage de saint René à celui de saint Ronan.

Au-delà de cette captation littéralement frauduleuse du culte de saint Ronan, sans doute facilitée par la mise au pas des turbulents Eudonides et de leurs alliés dans cette partie septentrionale de la Bretagne où Hoël puis Alain Fergent ont eu à cœur de faire reconnaître l’autorité ducale, la vita de saint Ronan et le récit des miracles de saint Corentin doivent être avant tout étudiés, nous semble-t-il, comme des témoignages intéressant le renouveau érémitique breton à la charnière des XIe-XIIe siècles, particulièrement en ce qui concerne les difficultés rencontrées au quotidien par les ermites dans l’exercice de leur ascèse : difficultés de nature économique et matérielle, cela va sans dire, et bien sûr assumées par les impétrants car elles constituent une forme renouvelée du « martyre vert » des premiers saints bretons, mais qui, par exemple, conduisent saint Corentin à solliciter, selon son hagiographe, une intervention divine au profit de l’ermite Primel, afin que ce dernier puisse disposer d’une source d’eau potable à proximité de sa solitude ; difficultés de nature politique et institutionnelle, qui résultent de la confrontation entre la marginalité affichée de l’ermite et la volonté de contrôle affirmée du pouvoir en place, comme il se voit avec le rôle joué par Gradlon ; difficultés qui, enfin, résultent de l’attitude des populations, partagées entre enthousiasme, réserve et parfois même défiance à l’égard des ermites. La vita de saint Ronan constitue un catalogue éloquent de ces sentiments complexes, en même temps qu’elle répertorie de nombreux thèmes folkloriques que des chercheurs comme G. Milin et B. Merdrignac ont su exploiter avec finesse et talent pour permettre une véritable introspection des mentalités locales à l’époque du Moyen Âge central. Or, dans l’hypothèse où l’hagiographe aurait lui-même été ermite pendant une partie de sa vie, il nous semble possible, comme nous l’avons écrit dans une étude sur « la trinité érémitique bretonne de la fin du XIe siècle », que le récit des tribulations de saint Ronan, suite aux accusations portées contre lui par la Kéban, puisse refléter les difficultés rencontrées par Robert, à Loconan ou ailleurs : ainsi, une lecture « culturelle » du récit doit sans doute se faire en prenant en compte les deux dimensions complémentaires de l’hagiographe, celle du conteur et celle du mémorialiste.

André-Yves Bourgès

© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé «Miracles de saint Corentin et vita de saint Ronan : l’hagiographie cornouaillaise dans le premier tiers du XIIe siècle » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.

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