"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

12 avril 2008

Pierre de Blois et la Bretagne

Parmi les différents personnages qui, outre les membres de la puissante dynastie comtale, ont porté au XIIe siècle le surnom Blesensis, pour être originaires de Blois (alors au diocèse de Chartres), ou du moins pour avoir fréquenté les écoles du lieu, principalement celle de l’abbaye Saint-Laumer, se détache nettement Pierre de Blois, souvent identifié par sa fonction d’archidiacre de Bath, dont la renommée a passablement occulté celle de ses compatriotes contemporains également versés dans les lettres, qu’ils fussent des parents, à l’instar de Guillaume son frère et d’Ernaud son neveu, ou bien de simples homonymes tels Bernard et Vital. De même, son souvenir a presque effacé celui de son étrange « double », cet autre Petrus Blesensis dont il parle comme d’un autre lui-même, qui lui ressemble de caractère, de visage, de nom, de surnom et de stature (in eo quem me alterum sentio, qui me totum gerit, animo, vultu, nomine, cognomine et statura), mais auquel il n’accorde aucun qualificatif familial (encore que certains, comme R.W. Southern, pensent qu’il pourrait s’agir d’un oncle).

Du coup, il s’est trouvé des chercheurs (R. Bezzola, P. Dronke,…) pour mettre en doute, avec d’assez bons arguments, l’existence même de cet autre Pierre de Blois, disant qu’il devait s’agir d’une fiction et d’un prétexte littéraires dont l’archidiacre de Bath était tout à la fois l’auteur et surtout le bénéficiaire : un tel dédoublement de sa personnalité d’écrivain lui aurait ainsi permis de concilier ses exigences morales — et le projet apologétique qui sous-tend toute sa correspondance — avec son penchant avoué pour la poésie profane, légère voire même franchement goliardique. En revanche, si cet homonyme contemporain — dont certains ont fait sans véritable preuve un chancelier de l’Église de Chartres sous l’épiscopat de Jean de Salisbury — a véritablement existé, c’est bien à lui qu’il convient, en toute logique, d’attribuer les textes incriminés, dont plusieurs se retrouveraient au sein des fameux Carmina Burana.

L’existence d’autres homonymes plus tardifs, en particulier un chanoine de Notre-Dame de Paris, un chanoine de Notre-Dame de Chartres et peut-être un moine de l’abbaye de l’Aumône, également du diocèse de Chartres, vient compliquer un peu plus ces questions très intéressantes ; d’autant plus intéressantes que, cherchant, à la suite de B. Merdrignac, à dresser la postérité du célèbre aphorisme qui évoque « les nains juchés sur les épaules de géants », attribué sans preuve ni raison à Aristote par Alexandre Neckam, l’on découvre l’archidiacre de Bath parmi les Bretons qui, pendant plus d’un siècle et demi, ont été les passeurs de ce concept, sans doute emprunté à Priscien, lequel souligne dans ses Intitutiones grammaticae à propos de cet art, que « plus les auteurs qui en traitent sont jeunes, plus ils sont perspicaces » (grammatica ars… cujus auctores, quanto sunt juniores, tanto perspicatiores). Outre Pierre de Blois, ces Bretons sont au nombre de trois (pour le moins) : Bernard de Chartres, qui est l’auteur de la métaphore, un certain Alanus, dont la probable origine bretonne reste cependant à démontrer, aussi bien que son identification avec Alain de Lille, et enfin Hervé alias Henri Brito (« le Breton »), au surnom très parlant. Cependant, cette filiation intellectuelle comprend plusieurs générations intermédiaires que rien, apparemment, ne vient rattacher à la Bretagne : c’est le cas de Jean de Salisbury, qui a transmis à Pierre de Blois ce qu’il avait lui-même recueilli, auprès de ses propres maîtres d’origine normande, Guillaume de Conches et Richard L’Évêque, de l’enseignement de Bernard de Chartres : ou encore de Pierre Hélie, peut-être un Normand lui aussi, à qui se réfère explicitement Hervé le Breton.

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On peut effectivement compter Pierre de Blois au nombre des célébrités bretonne attendu que ses père et mère étaient l’un et l’autre issus de la noblesse bretonne, comme le déclare expressément leur rejeton : pater meus et mater mea de optimatibus minoris Britanniae traxerunt originem ; mais la formulation adoptée ici laisse à penser que ces Bretons étaient installés à Blois depuis plusieurs générations. Nous ignorons les noms de baptême des parents de l’écrivain, ce qui nous prive de toute hypothèse de nature onomastique. On a vu qu’un de ses frères — moine et écrivain lui-même — s’appelait Guillaume et son neveu, également moine et lettré, Ernaud ; mais cette courte énumération est fort incomplète : il faut ajouter au moins, outre la mère d’Ernaud, une autre sœur, Christine (Christiana), qui avait embrassé la vie monastique, et un frère, dont le fils était établi à Orléans, où il existait une importante colonie bretonne. Parmi les cousins de Pierre, figurent un autre Pierre, qui fut évêque de Périgueux, et un autre Guillaume, prieur de Canterbury : s’il est possible d’identifier ce dernier avec le sous-prieur Guillaume le Breton, par ailleurs correspondant de Jean de Salisbury (Guillelmo Britoni subpriori Cantiae), sans doute est-il excessivement conjectural de proposer de voir dans le surnom mimetus, porté par l’évêque Pierre de Périgueux, une adaptation du breton barzic, diminutif du mot barz, « ménestrier », mimus, attesté à la fin du XVe siècle dans le Catholicon ?

Pierre de Blois entretenait également des relations avec l’évêque de Nantes, Robert, qui, n’étant encore que l’archidiacre de ce diocèse, lui avait confié deux de ses neveux, Guillaume et Jean, afin de compléter leur éducation littéraire ; on connait l’existence d’un autre neveu de Robert, nommé Rivallon. C’est avec l’appui du roi Henri II d’Angleterre que Robert monta sur le siège épiscopal à la suite de son oncle Bernard, originaire d’Escoublac, qui avait présidé aux destinées de l’Église de Nantes de 1148 à 1169 ; quant au nom de Rivallon, il avait été illustré durant le premier tiers du XIIe siècle par un archidiacre nantais, qui figure en compagnie de ses amis Marbode, Galon, Baudri de Bourgueil et Hildebert de Lavardin, parmi les membres d’un véritable cénacle poétique ligérien.

Le réseau que nous venons de reconstituer, tissé de liens denses et tenus tout à la fois et qui témoigne d’une incontestable endogamie socio-culturelle, permet-il d’envisager avec une certaine vraisemblance que les origines familiales de Pierre de Blois se situaient dans ces parages nantais, largement baignés de culture ligérienne, mais à l’époque habités par des populations encore très majoritairement bretonnantes ? Pour tenter d’apporter un début de réponse à cette question, il nous semble pertinent de vérifier si l’œuvre de Pierre reflète cette éventuelle dimension bretonne de son milieu ; mais, auparavant, il convient de donner un court résumé de la vie de cet auteur.

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La première partie de la vie de Pierre de Blois et les circonstances de sa riche formation intellectuelle (lettres, droit et théologie) sont encore assez mal connues : né sans doute vers 1130, il fit probablement son apprentissage à l’école monastique de Saint-Laumer, dans sa ville natale, étudia ensuite à Tours, peut-être sous la férule de Bernard Silvestre, puis à Bologne, en compagnie du futur pape Urbain III, et enfin à Paris, où, à son tour, il devint ensuite enseignant et se vit alors confier par Joscelin, évêque de Salisbury, l’éducation des neveux de ce prélat (vers 1165) ; il rencontra à cette occasion le fils de Joscelin, Renaud, alors archidiacre de Salisbury et futur évêque de Bath, dont il devint l’ami et le protégé. Il semble aussi que dès cette époque Pierre remplissait l’office de dictator, dans lequel il excellait, auprès de Rotrou, archevêque de Rouen.

C’est peut-être grâce à ce dernier que Pierre eut l’opportunité d’entrer dans la maison d’Etienne du Perche, cousin du prélat et désigné par celui-ci pour répondre à la demande d’appui de la régente de Sicile : en 1166, Pierre suivit Etienne à la cour de Palerme, où il se vit confier l’éducation de l’héritier du trône et la garde du sceau royal ; mais ce séjour, où l’avait accompagné son frère Guillaume qui, pour sa part, manqua de devenir abbé-évêque de Catane, s’acheva de manière assez désastreuse. C’est peut-être à l’époque de son retour, en 1169, que Pierre, après avoir rouvert son école parisienne, sollicita et obtint un canonicat à Chartres, à moins qu’il ne faille repousser l’attribution de cette prébende aux années 1176-1180, lorsque Jean de Salisbury, qu’il appelle à cette occasion « son père et son unique rédempteur après Dieu », occupait le siège épiscopal.

La deuxième partie de sa vie est mieux documentée, même si nous ignorons les raisons exactes qui ont poussé Pierre, chanoine de Rouen depuis 1172 au moins et qui avait repris du service auprès de Rotrou, à partir pour l’Angleterre où il fréquenta assidûment, en dépit de ses préventions affichées, la cour royale : chancelier de l’archevêque de Canterbury, puis l’un des conseillers du roi Henri II, il effectua pour le compte de ce dernier différentes missions de nature diplomatique. Malgré plusieurs tentatives de retour en France (il est notamment présent à Chartres en 1181 et souscrit à une charte en qualité de membre du chapitre, si du moins il ne s’agit pas de son homonyme), c’est dans son pays d’adoption qu’il devait passer le reste de son existence et qu’il exerça les fonctions d’archidiacre, successivement à Bath, auprès de son protecteur, l’évêque Renaud, puis à Londres (changement intervenu à la suite d’un conflit local, qui ne traduit pas une promotion, mais bien au contraire une régression dans sa carrière ecclésiastique). Pierre, après avoir été très tardivement ordonné prêtre — sans doute aux toutes dernières années du XIIe siècle — est mort en 1211.

On le voit, il n’y a guère de place dans cette chronologie pour que vienne s’y glisser un autre Pierre de Blois, dont les évènements de l’existence formeraient en quelque sorte les linéaments de celle de notre personnage : ami de Jean de Salisbury et non plus son disciple ; auteur un peu vain de poésies légères qui présageraient les premiers essais littéraires, à Tours, du second Pierre ; membre du chapitre de Chartres où son homonyme aurait cherché à le rejoindre… Décidément, ce premier Pierre de Blois, ce « prototype » en quelque sorte, a surtout des allures d’ectoplasme. Pourtant, une lettre que lui adresse l’archidiacre de Bath nous donne des informations relatives à sa famille : il y est question de la mort de ses deux frères, Jean l’aîné et, plus récemment, Gérard, suivie de celle d’un neveu, Nicolas ; il y a de plus la rapide mention d’un troisième frère, un certain Hamon, qui croupit alors en prison. Ce texte constitue-t-il un prolongement de la fiction que nous suspectons ? R.W. Southern pour sa part ne doute pas de la réalité des éléments qui sont rapportés dans cette lettre. Tout en tenant compte de l’avis de ce grand spécialiste, il nous semble néanmoins possible de faire entrer le texte en question dans le cadre de l’hypothèse fictionnelle : les différents membres de la fratrie dont nous parle Pierre seraient en fait ses propres frères et l’auteur transcenderait ainsi les malheurs familiaux qui le frappaient à raison de sa passion répréhensible pour la poésie profane en les assumant sous l’identité d’un « double ». On dispose d’une autre lettre de Pierre, adressée à un sien neveu — établi à Orléans comme il a été dit plus haut — à l’occasion de la mort de son père, frère de l’auteur et que celui-ci s’abstient de nommer : voilà qui pourrait parfaitement convenir à la disparition de Jean ou de Gérard, d’autant que la dimension tragique de cet épisode est renforcée par l’incendie de la maison familiale ; de surcroît, le neveu (anonyme) avait reçu à cette occasion une blessure, dont on peut parfaitement supposer qu’elle aura peu après entrainé la mort de ce dernier.

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Durant toute la seconde moitié du XIIe siècle qui voit le déroulement de la carrière de Pierre de Blois, carrière certes un peu chaotique mais ô combien fertile en épisodes variés, le mythe arthurien, à l’instar de la personnalité de notre personnage, est au cœur d’une problématique double — littéraire et politique, « celtique » et « angevine », insulaire et continentale, aristocratique et populaire, laïque et cléricale,… — laquelle contribue à l’élaboration de l’idéologie véhiculée par les curiales des premiers rois Plantagenêt (Henri II, Richard Cœur de Lion et Jean Sans Terre), dont faisait partie Pierre, à son corps défendant cependant si l’on en croit ses nombreuses déclarations à ce sujet. Les références à la légende arthurienne, assez peu nombreuses dans son œuvre, peuvent se résumer ainsi : 1/ les Bretons attendent le retour d’Arthur comme les Juifs attendent la venue du Messie, mais il s’agit là d’une croyance vaine et chimérique ; 2/ les récits arthuriens (auxquels Pierre rattache ceux qui concernent Gauvain et Tristan) sont propres à tirer des larmes à leurs nombreux auditeurs, mais ces larmes n’ont pas la valeur de celles amenées par l’émotion qui procède de l’amour de Dieu et du sacrifice de son Fils ; 3/ Merlin a donné des prophéties, mais c’est un faux prophète à l’instar de celui qui précédera la venue de l’Antéchrist ; 4/ Néanmoins, ces prophéties font l’objet de nombreuses interprétations, auxquelles Henri II lui-même prête attention.

Le témoignage de Pierre de Blois reflète sans doute l’opinion majoritaire des curiales du roi Henri et l’indication la plus précieuse qu’il contient concerne la diffusion et le succès de la légende à cette époque dans « l’espace Plantagenêt » (A. Chauou) ; informations qui concernent tout autant, sinon plus, l’histoire littéraire que l’histoire politique. Pas de trace en revanche, dans son propos, de la dimension armoricaine du mythe arthurien, aujourd’hui d’ailleurs assez fortement contestée, en dépit de ce qui en est dit par le pseudo-Alain de Lille, dont la source malheureusement nous échappe ; rien non plus sur la localisation du séjour d’Arthur dans une caverne de l’Etna, attesté par Gervais de Tilbury, alors que Pierre a vécu en Sicile et situe d’ailleurs dans les parages du volcan la porte de l’Enfer. En tout état de cause, il paraît difficile de supposer que son intérêt très relatif pour le corpus arthurien — lequel comprend déjà comme on l’a dit les histoires de Gauvain et de Tristan — dénote de possibles réminiscences enfantines : bien sûr, on ne saurait exclure une imprégnation au sein de son milieu familial ; mais, en l’occurrence, cette possible influence ne paraît pas avoir imprimé de marque particulière sur le témoignage de Pierre.

Il faut également souligner que, parmi les curiales du roi Henri II qui se sont livrés à une critique sévère de la cour — outre celui de Pierre de Blois, E. Türk a retenu les noms d’Arnoul de Lisieux, Jean de Salisbury, Giraud de Barri et Gautier Map — les fondements arthuriens de l’idéologie royale ont assez peu retenu l’attention : Arnoul n’en parle pas du tout, de même que Gautier Map, à qui pourtant les « trouveurs » du XIIIe siècle ont attribué la Queste del Saint Graal ; Jean de Salisbury s’est montré pour sa part assez critique à l’encontre de la Prophetia Merlini, qu’il renonce à l’interpréter, laissant ce soin, ajoute-il sur un ton moitié sérieux-moitié plaisant, au propre « cousin d’Arthur », un clerc d’origine galloise nommé Alexander Llywelyn. Comme en plusieurs autres circonstances, c’est sans doute l’influence de Jean qu’il convient de reconnaître dans l’attitude de Pierre à l’égard des prophéties de Merlin. Finalement, seul Giraud de Barri rend vraiment compte de l’influence de la légende arthurienne sur l’idéologie monarchique développée à la cour des Plantagenêts ; mais il est significatif que son principal apport au développement de cette idéologie concerne essentiellement la découverte à Glastonbury du tombeau d’Arthur, qui vient mettre le point final (du moins souhaité comme tel) à la tradition de la dormition du roi mythique des Bretons.

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Même s’il en condamne la pratique, Pierre de Blois a personnellement recours au « sort des saints ». A l’inverse, il se montre particulièrement sceptique à l’égard des présages populaires dont il rapporte différents exemples ; mais il n’en raconte pas moins avec une certain complaisance comment son frère Guillaume faisait preuve d’un véritable talent de prédiction. Sur ce terrain, les Bretons ont longtemps été l’objet d’une attention particulière de la part des chercheurs, eu égard aux données ethno-folkloriques qui assuraient leur réputation en la matière ; mais cette réputation est tardive et fait surtout figure de « mentalité fossile », comme en témoigne la lecture des ouvrages de Le Braz, qui en ont assuré la popularité à la fin du XIXe siècle. Sept cents ans plus tôt, de telles croyances et de telles pratiques étaient à l’évidence plus largement et mieux partagées à l’échelon d’aires culturelles beaucoup plus vastes : ainsi en est-il par exemple de la pratique durable du « sort des saints », déjà signalée et condamnée par saint Augustin, mais aussi par les pères du concile provincial réuni à Vannes en 463 ou bien encore par ceux réunis à Enham en 1008, pour ne mentionner ici que deux témoignages.

Il est donc bien difficile de dire si, dans ces différents domaines, Pierre de Blois et son frère Guillaume auraient pu bénéficier d’un apport familial de traditions d’origine bretonne. Toutefois, en ce qui concerne la catégorie des signes du destin, il convient de signaler que la rare référence à l’ « oiseau de saint Martin » se retrouve à la fois dans une lettre de Pierre et dans le Somnium Viridarii dont l’auteur, qui travaillait sous le règne de Charles V, est désormais identifié avec Evrard de Trémaugon, maître parisien d’origine léonarde ; mais le présage a entretemps changé de signification : bénéfique pour le voyageur qui voit l’oiseau voler de gauche à droite, si l’on en croit ce qu’écrit Pierre, il est devenu néfaste chez le second écrivain, à l’instar de ce qui est indiqué dans le Roman de Renard.

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C’est sur un autre terrain que l’on entr’aperçoit finalement les légendes bretonnes dont Pierre de Blois aurait pu avoir connaissance au sein de son milieu familial. Là encore, l’originalité du propos n’est pourtant pas évidente à première vue, car l’écrivain semble bien en reprendre la matière à l’un de ses proches ; mais c’est justement au travers des circonstances de cet emprunt que s’ouvre en arrière-plan une perspective d’où la Bretagne n’est pas absente.

Contempteur du milieu curial et faisant de ce fait à cette occasion sa propre autocritique de curialis, à l’instar de son maître Jean de Salisbury ou de son collègue Gautier Map, Pierre de Blois trouve les images qui frappent et les mots qui font mouche ; la formule est magnifique et il faut la citer : « En réalité, ce sont les martyrs du siècle, les professeurs du monde, les disciples de la cour, les chevaliers de Herlewin. Après maintes tribulations, les justes entrent dans le Royaume des Cieux ; mais eux sont promis à l’Enfer» (Nunc autem sunt martyres saeculi, mundi professores, discipuli curiae, milites Herlewini. Per multas siquidem tribulationes intrant justi in Regnum Coelorum ; hi autem per multas tribulationes promerentur infernum).

Qui sont ces chevaliers de Herlewin à l’allure si manifestement démoniaque ? La réponse nous est apportée par Gautier Map : ils formaient une armée nocturne, surnaturelle, « armée de l’errance sans fin, de la ronde insensée, de l’assourdissant silence » (exercitus erroris infiniti, insani circuitus, attoniti silencii), appelée du nom de son chef — un certain « Herla, roi des très anciens Bretons » (Herlam regem antiquissimorum Britonum) — la « mesnie » de Herlewin (Herlethinghi… familia) et dont la cour Plantagenêt est devenue l’expression dans le siècle, cette cohorte fantastique ayant en effet disparu au début du règne de Henri II. La première attestation de la troupe infernale nous est donnée sous le nom de familia Herlechini par Ordéric Vital, vers 1130-1140, à propos d’évènements datés de la fin du XIe siècle ; mais les différents éléments apportés par Gautier, en deux circonstances distinctes, dans son De Nugis curialium, permettent une approche plus complète et plus complexe de cette légende, qui — outre qu’elle a connu une large postérité en s’hybridant avec les traditions arthuriennes — s’inscrit dans différentes thématiques folkloriques patiemment relevées et remarquablement analysées par J.-C. Schmitt.

Or, une indication fournie par Gautier Map ne nous semble pas avoir été suffisamment prise en compte, dans la perspective de l’emprunt probable de Pierre de Blois : comme un préliminaire à l’anecdote relative à la disparition de la « mesnie » de Herlewin, datée, comme on l’a dit, de la première année où Henri II a exercé le pouvoir royal et localisée aux confins du Herefordshire et des marches galloises, dans le pays natal de Gautier, ce dernier rapporte brièvement des traditions bretonnes apparentées à cette histoire d’armée fantôme :

« On a vu en petite Bretagne, des prises [proies] nocturnes et les chevaliers qui les conduisaient se déplaçaient toujours en silence. Souvent les Bretons dérobèrent à ceux-ci des chevaux et des animaux et s’en servirent, certains au prix de leur mort, les autres sans dommage » (In Britannia minori visae sunt predae nocturnae militesque ducentes eas, cum silentio semper transeuntes ; ex quibus Britones frequenter excusserunt equos et animalia et eis usi sunt, quidam sibi ad mortem, quidam indempniter).

Il faut donc envisager que l’emprunt fait à Gautier Map par Pierre de Blois puisse s’être effectué dans le cadre d’une sorte d’échange ; car ces « chevaliers » de Bretagne, créatures de violence et de rapines, dont les autochtones n’hésitent pas à s’emparer d’une partie du butin, ne font manifestement pas partie du « stock culturel » auquel vient s’approvisionner Gautier pour l’écriture de son ouvrage : la source en est ailleurs, peut-être dans la « mémoire bretonne » dont Pierre aurait ainsi conservé et transmis quelques souvenirs. Les folkloristes du XIXe siècle ont relevé dans la région de Redon à Guérande, que nous supposons le berceau des origines familiales de Pierre de Blois, des traditions relatives à la « chasse nocturne » ; mais ces traditions, connues notamment sous le nom de « chasse Gallery » ou « chasse Artur », couvrent une aire culturelle trop large pour être qualifiées bretonnes.

Cette rapide enquête mériterait sans doute un complément, dont l’analyse de l’intégralité du corpus des œuvres de Pierre de Blois est naturellement la première étape : ce serait l’occasion de la redécouverte d’un auteur puissant et original, dont la pensée s’inscrit clairement dans la renaissance intellectuelle du XIIe siècle.


André-Yves Bourgès

© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé « Pierre de Blois et la Bretagne » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.

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