"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

24 août 2005

II. L'hagiographie bretonne à l'époque féodale : 1. Le contexte politique de la composition de la vita de saint Jaoua, ou un écho du "modèle Becket" en Bretagne.

L’assassinat, le 25 janvier 1171, au pied du château de Morlaix (Fin.), de l’évêque de Léon, Hamon, sans doute à l’instigation de son frère le vicomte Guyomarc’h — événement exceptionnel intervenu moins d’un mois après la fin tragique de Thomas Becket — peut être interprété comme la réplique et le prolongement du meurtre de l’archevêque de Canterbury. La résonance de ces faits divers dramatiques fut considérable ; leur association dans l’esprit des contemporains, au delà des seuls rédacteurs de chroniques, ne fait aucun doute, comme en témoigne la mention rigoureusement contemporaine par un moine de Saint-Serge d’Angers dans un manuscrit de l’abbaye. Depuis, une étude rigoureuse menée par les spécialistes a montré comment ces évènements avaient contribué à la définition d'un modèle de sainteté médiévale, le « modèle Becket » selon l'expression de M. André Vauchez.

Becket on le sait, après avoir été le proche du roi Henri II Plantagenêt, s’était opposé à ce dernier ; de même Hamon, après avoir été le fidèle allié de son père, le comte Hervé, et de son frère, notamment en 1163 à l’encontre de leurs turbulents voisins cornouaillais, les vicomtes de Châteaulin, avait souscrit aux choix politiques effectués par le duc Conan IV et se trouvait ainsi soutenir de facto depuis 1166 l’action du roi d’Angleterre, lequel s’efforçait à cette époque de réduire la résistance léonarde à sa main-mise sur la Bretagne. En fonction du principe qui régit les basculements d’alliance, on avait alors assisté à un rapprochement entre les ex-vicomtes de Châteaulin, devenus vicomtes du Faou, et ceux de Léon : sous la pression de son frère, Hamon avait été contraint en 1169 de quitter l’évêché de Léon et n’avait pu reprendre possession de son siège qu’après la défaite militaire infligée par l’ost ducal aux troupes de Guyomarc’h, probablement grossies de renforts cornouaillais, dans les landes de Commana (Fin.), aux confins du Léon et du pagus du Faou.

L’assassinat de l’évêque de Léon a constitué la réponse sanglante, cinglante au meurtre de Thomas Becket, dont le culte fut rapidement propagé en Bretagne et en particulier en Cornouaille par les chanoines réguliers de Daoulas. Or la *vita perdue de saint Jaoua, connue par la paraphrase française qu’en a donnée Albert Le Grand, rapportait les origines légendaires de cette dernière communauté : un seigneur du Faou, neveu par sa mère d’un puissant seigneur nommé Arastagn, avait assassiné deux saints abbés de Bretagne pendant le sacrifice de la messe ; en expiation de ce double meurtre, il avait fondé au lieu même de son forfait et par arrangement de son oncle, un monastère, lequel, pour commémorer le drame, reçut le nom de « Mouster Daougloas, c’est à dire le monastère des deux plaies ». Si la traduction est à peu près exacte, l’étymologie proposée est totalement fallacieuse ; mais il faut souligner que sa paternité n’en revient peut-être pas à Albert Le Grand, comme on l’a souvent reproché à ce dernier. La réfection étymologique Daougloas est en effet directement inspirée de celle à laquelle avait procédé en son temps Guillaume le Breton (apud Douglasium) et qui ne se rencontre que sous la plume de cet écrivain ; voilà qui constitue un élément péremptoire quant à l’identification de l’auteur de la vita de saint Jaoua : ce texte est probablement à mettre, avec les vitae de saint Goëznou, de saint Goulven et de saint Ténénan, au nombre des notices de l’ouvrage relatif aux *Gesta episcoporum Leonensium, composé par le futur chantre de Philippe Auguste, Guillaume le Breton, alors chapelain de l’évêque de Léon, Ivo. En outre, de même que le roi Henri II Plantagenêt, en expiation de son rôle indirect mais indiscutable dans la mort tragique de Thomas Becket, s’était engagé à fonder trois monastères, les vicomtes de Léon ont accéléré et renforcé la fondation de l’abbaye de Daoulas ; mais les vicomtes du Faou ont eux aussi contribué à l’établissement de cette maison et il est possible qu’un tel engagement soit l’indice de leur implication dans le meurtre de l’évêque Hamon.

Cette bonne langue de Robert de Torigni, lequel, pour complaire à son maître le roi d’Angleterre, a choisi délibérément de ne rien dire ou presque de « l’affaire Becket », prit bien soin au contraire de rapporter dans sa précieuse chronique que la rumeur publique accusait le vicomte Guyomarc’h et son fils Guyomarc’h junior d’avoir fait disparaître Hamon. Il est clair cependant que les vicomtes de Léon n’avaient pas directement porté la main sur le prélat, ni même donné l’ordre explicite de ce meurtre : il s’agissait simplement d’une volonté plus ou moins exprimée de leur part, qui avait été librement interprétée par l’assassin comme devant être suivie d’exécution. Ainsi, quand l’auteur de la vita de saint Jaoua indique que l’abbaye de Daoulas a été fondée par un vicomte du Faou suite au meurtre de deux abbés, il est possible d’y voir — compte tenu de la dimension nettement expiatoire, déjà soulignée, de cette fondation, dans laquelle les vicomtes de Léon ont joué le rôle le plus important — la confirmation de la complicité qui unissait dans le crime les deux dynasties vicomtales.

L’absence de véritable émotion quand Guillaume le Breton traita par la suite de la mort de l’évêque Hamon, s’explique sans doute parce que le prélat, curialis de Conan IV et peut-être même son chancelier, pouvait apparaître aux yeux du chroniqueur royal comme un renégat de la triple cause vicomtale, ducale et royale ; mais nous ne disposons en l’occurrence que de simples notes, qui d'ailleurs ne sont guère plus laconiques que celles relatives à la capture du jeune duc Arthur par Jean sans Terre ou bien à la guerra féodale intervenue en 1222 entre Pierre de Dreux et les vicomtes de Léon. Or, Guillaume a fait de ces évènements, dans la Philippide, un récit agrémenté d’importants développements poétiques : il faut donc envisager la possibilité que le chroniqueur ait pu traiter, dans la partie disparue de ses *Gesta episcoporum Leonensium, le cas de l’évêque Hamon avec l’ampleur et la chaleur nécessaires. Néanmoins, le plus probable paraît que, à l’instar de Robert de Torigni pour « l’affaire Becket » et en prenant l’exact contre-pied de ce dernier, Guillaume le Breton a occulté les tenants et les aboutissants de « l’affaire Hamon », tandis qu’il a souligné la dévotion immédiate dont le martyr de Canterbury avait fait l’objet, et notamment de la part de Louis VII.


André-Yves Bourgès

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